1. Vous avez étudié la méthodologie des soi-disant révolutions non violentes, qui ont provoqué de nombreux conflits dans le monde. Vous avez écrit un livre à ce sujet (« Arabesque$ »). Comment est-ce que vous vous êtes intéressé à ce sujet et comment êtes-vous arrivé aux premières conclusions y concernant ?
A.B. : Je me suis d’abord intéressé à ce sujet en 2009, lors des immenses manifestations qui ont secoué l’Iran. Mais c’est surtout en voyant les manifestants égyptiens, en 2011, brandissant des banderoles affichant un poing fermé que j’ai été convaincu de la relation entre les révolutions colorées et les révoltes au Moyen-Orient. En effet, il s’agissait du poing d’ « Otpor », le mouvement qui avait réussi à faire tomber le président serbe Slobodan Milošević en 2000. Et cela n’était pas une simple coïncidence : mes recherches subséquentes l’ont démontré.
2. Qui, selon vous, a créé la méthodologie des révolutions colorées ? Et avec quel but ?
A.B. : Cette méthodologie a été conçue par le philosophe américain Gene Sharp, spécialiste de ce qu’il a baptisé « méthodes de résistance non violentes dans les conflits ». Le but recherché était, théoriquement, de transformer des régimes dictatoriaux en pays démocratiques avec des méthodes non militaires, basées sur la non-violence. En réalité, ces méthodes ont été exclusivement utilisées par l’administration américaine pour déstabiliser des gouvernements qui étaient contre les intérêts américains. C’est Robert Helvey, un ancien colonel de l’armée américaine, agent spécial de la CIA et expert en opérations clandestines qui s’est initialement chargé de l’application sur le terrain des théories « sharpiennes ».
3. En Serbie, le 5 octobre 2000, l’une des premières révolutions colorées modernes avait été organisée, qui a causé le changement du régime. Pourquoi est-ce que c’est arrivé en Serbie et est-ce que la Serbie est devenue plus tard le principal modèle des révolutions colorées ?
A.B. : En fait, la première fois que la méthode de résistance non violente a été pratiquement utilisée, ce fut en Birmanie. Entre 1992 et 1998, Helvey entreprit quinze voyages en Birmanie pour y enseigner la théorie de Gene Sharp. Ce dernier, en personne, y entra clandestinement pour rencontrer les révolutionnaires birmans. Cependant, tous les efforts déployés se soldèrent par un cuisant échec. Helvey rencontra ensuite les activistes d’Otpor en 2000 et leur offrit formation et financement. De son propre aveu, il reconnut que les États-Unis avaient fourni 25 millions de $ aux militants d’Otpor.
Il est vrai que la révolution « bulldozer », menée par Otpor, a été la première réussite du couple Sharp-Helvey. C’était la première fois qu’on passait de la théorie à la pratique. La jeunesse des activistes, la fougue des manifestants, l’apparente spontanéité des évènements, le choix intelligent des slogans, l’utilisation judicieuse des médias, bref l’utilisation à la lettre des principes de la théorie de Gene Sharp, ont été à l’origine de cet éclatant succès. Ensuite, la méthode a été exportée vers d’autres pays de l’Est, au Moyen-Orient, en Asie, en Afrique et en Amérique latine.
4. Lors de notre rencontre, on avait parlé d’Otpor. Vous connaissez les activités de Srdja Popovic, qui, d’une manière ou d’une autre, est devenu très connu parmi les activistes en Moyen Orient. Que pouvez-vous nous dire concernant les activités de CANVAS ?
A.B. : Srdja Popovic est le visage public de CANVAS, un centre de formation des « révolutionnaires en herbe » situé à Belgrade et fondé par d’anciens activistes d’Otpor. Il connait Helvey et Sharp en personne. Helvey a dit de lui : « Dès que je l’ai vu, je savais que ce mec était un des leaders ». Il s’est inspiré des travaux de Sharp pour écrire, avec ses camarades d’Otpor, le manuel « La lutte non violente en 50 points » qui mentionne 199 méthodes d’actions non violentes. Ce livre a été traduit en plusieurs langues. Chaque langue donne une idée des pays où il a été utilisé.
Popovic donnent de nombreuses conférences à travers le monde, prônant la révolution non violente et la démocratisation « made in USA ». Il faut dire que CANVAS est financé par les organismes américains spécialisés dans l’«exportation» de la démocratie : Freedom House, l'Open Society Institute (OSI) du milliardaire américain George Soros, la National Endowment for Democracy (NED) et l’International Republican Institute (IRI) du sénateur John McCain.
C’est grâce à CANVAS que les révolutions colorées se sont étendues aux ex-Républiques soviétiques : la Géorgie (2003), l’Ukraine (2004) et le Kirghizistan (2005). Forts de leur expérience dans la déstabilisation des régimes autoritaires, leur savoir-faire a été utilisé au Moyen-Orient (Liban 2005, Iran 2009) et dans ce qui est communément appelé le « printemps » arabe (2011). Bien entendu, la « vague » CANVAS a été utilisé dans d’autres pays, surtout ceux qui ne sont pas en odeur de sainteté avec les États-Unis comme le Venezuela.
5. Il y a deux ans, CANVAS a été reconnu comme une organisation terroriste dans les Émirats Arabes Unis. Même si Srdja Popovic considère que son activisme est normal, il est évident que ce n’est pas l’opinion de tout le monde. Comment est-ce qu’un Etat peut combattre les actions d’une organisation et des individus qui s’immiscent directement dans les affaires internes des pays souverains ?
A.B. : En 2011, Srdja Popovic s’est publiquement vanté que CANVAS « travaillait » dans 37 pays à travers le monde. La liste est probablement plus longue aujourd’hui.
Certes, de nombreux pays sont gouvernés par des régimes autocratiques et leurs citoyens ont besoin de plus de de libertés individuelles, de démocratie et une amélioration de leurs conditions socioéconomiques. Cependant, CANVAS et Popovic ne se rendent pas compte que leur organisation ne sert que les intérêts des organismes qui les financent et du pays qui les soutient. Les relations entre les pays ne sont pas dictées par une quelconque philanthropie, mais par des intérêts économiques ou politiques. Les millions de dollars dépensés dans la promotion de la démocratie doivent profiter à la sécurité et au bien-être général des États-Unis. Allan Weinstein, un des fondateurs de la NED, a déclaré que beaucoup de ce que fait actuellement la NED se faisait secrètement auparavant par la CIA.
D’autre part, si on regarde le résultat des révolutions colorées dans les anciens pays de l’Est ou ce qui s’est passé dans les pays arabes lors de ce mal nommé « printemps » arabe, il est clair qu’il s’agit d’un fiasco sur tous les plans. Les activistes et cyberactivistes qui ont mené les manifestations contre les gouvernements ont été balayés de la scène politique pour laisser la place aux forces politiques en place. Ces révoltes ne sont en fait que des coups d’état qui laissent les pays dans le chaos. La Libye, la Syrie et le Yémen en sont des exemples pédagogiques. Ces révoltes ne sont pas des « révolutions » car aucun changement idéologique ne les sous-tend. Les organismes étrangers se sont servis de la fougue et de la détermination de la jeunesse des pays visés en leur inculquant des slogans vertueux pour lesquels personne ne peut être contre. Le romantisme révolutionnaire de la jeunesse a fait le reste.
6. Le Printemps arabe est le terme qui désigne une série de révolutions au Moyen Orient, qui ont causé des changements de régimes, mais également la guerre meurtrière en Syrie. Selon vous, quelle est la cause de ces révolutions ? Sont-elles nées de manière spontanée ou est-ce qu’elles ont été planifiées ? Qui avait son intérêt dans la déstabilisation en Moyen Orient ?
A.B. : Le « printemps » arabe est un terme fallacieux avec lequel les Occidentaux ont baptisé la série de révoltes populaires qui a ébranlé les rues arabes fin 2010, début 2011 et qui continue encore, avec tous les malheurs qui l’ont accompagné.
Le terme exact devrait être « hiver » ou « chaos » arabe. Jamais la situation des pays arabes n’a été aussi désastreuse. Des pays détruits, des morts par centaines de milliers, des réfugiés par millions et des pertes économiques en milliards de dollars. Sans compter le coût psychologique, les animosités intercommunautaires et la fuite des cerveaux.
Il est vrai que les pays arabes sont un terreau fertile pour les révoltes. Richesses mal distribuées, manque de libertés, régimes autocratiques, problèmes économiques, etc.
Mais comme expliqué précédemment, ce « printemps » n’a rien de spontané. Les activistes syriens comme Ausama Monajed ont été en relation avec Gene Sharp et financés par les mêmes organismes qui ont supporté Otpor. Le Syrien Radwan Ziadeh, (membre du Conseil National Syrien – CNS – tout comme Monajed) a été financé par la NED ; l’Égyptien Mohamed Adel a été formé par CANVAS à Belgrade en 2009. Sa formation et celle de d’autres cyberactivistes égyptiens a été payée par Freedom House. Ce ne sont que des exemples : vous trouverez dans mon livre « Arabesque$ » plus de détails sur de nombreux autres cyberactivistes arabes et leur relation avec CANVAS.
Le « printemps » arabe a aussi montré que lorsque les méthodes « non violentes » n’atteignent pas rapidement leur but, les puissances occidentales (et en particulier les États-Unis) passent aux méthodes classiques en fomentant des guerres civiles aux conséquences dramatiques. C’est ce qui s’est passé en Libye, au Yémen et encore aujourd’hui en Syrie.
En ce qui concerne la déstabilisation du Moyen-Orient, elle fait partie du projet américain du « Grand Moyen-Orient ». Initialement conçu par Oded Yinon (en 1982), un responsable israélien, il a été repris par les faucons néoconservateurs américains. D’abord avec l’administration Bush père, puis celle de son fils. Depuis, plusieurs plans de découpage du monde arabe ont été proposés par des officiels américains. Selon Oded Yinon, son plan a pour objectif de « défaire tous les États arabes existants et de réorganiser l’ensemble de la région en petites entités fragiles, plus malléables et incapables d’affronter les Israéliens ». Nous voyons actuellement ce plan à l’œuvre en Irak, en Libye, au Yémen, en Syrie et il est bien trop tard pour le Soudan.
7. Parlons également du sujet de l’Ukraine, puisque là-bas aussi avait été organisé un coup d’Etat, suivi par un conflit armé. Qui est responsable de Maïdan et qui avait besoin d’un conflit en Ukraine ?
A.B. : J’ai consacré quelques articles à l’Euromaïdan où j’ai montré que ce qui s’est passé en Ukraine en 2013-2014 n’était qu’un prolongement de la révolution « orange ». Comme expliqué auparavant, ce sont les Serbes d’Otpor et l’appui massif des organismes américains d’exportation de la démocratie qui ont aidé les dissidents ukrainiens à faire leur « révolution ». En effet, en 2004, la révolte a réussi à placer des dirigeants pro-américains à la tête de l’État ukrainien : Viktor Iouchtchenko et Ioulia Timochenko. Mais lorsque le candidat pro-russe, Viktor Ianoukovytch, gagna largement les élections de 2010, cela souleva l’ire des pays occidentaux, pourtant si friands de démocratie électorale. Comme les méthodes non violentes n’ont pas donné, de la même manière qu’en 2004, le résultat escompté, on est rapidement passé aux méthodes violentes comme en Libye, en Syrie ou au Yémen. Durant l’Euromaïdan, ce sont les groupes néonazis ukrainiens qui ont été utilisés, armés, financés et « protégés » par les médias « mainstream ». L’ingérence occidentale durant ces évènements a été obscène et indigne de toutes les valeurs vantées et célébrées en Occident. Tout a été fait pour que le coup d’état contre Ianoukovytch réussisse afin que l’Ukraine se tourne politiquement vers l’Occident et que les bases militaires de l’OTAN fleurissent sur la frontière ukraino-russe. Une situation qu’aucun pays de l’Ouest n’aurait acceptée, en particulier les États-Unis. Qui ne se souvient pas de la crise des missiles de Cuba ?
8. Les États-Unis accusent la Russie d’un comportement agressif et ils considèrent que la Russie représente un danger pour l’Europe. Quand on regarde la carte du monde, on peut voir que la Russie est encerclée par les bases américaines et de l’OTAN, ce qui ne corrobore pas ces affirmations. Que pensez-vous de la politique des affaires étrangères de la Russie ?
A.B. : Contrairement à ce qui est claironné par les médias occidentaux, dans les dossiers de l’Ukraine et de la Syrie, le comportement agressif est à mettre à l’actif des États-Unis et des pays européens.
Alors que la Russie avait octroyé une aide conséquente à l’Ukraine avant l’Euromaïdan, les puissances occidentales n’ont offert que des broutilles à ce pays.
Si l’Ukraine est bien loin d’une adhésion à l’Union Européenne et que les défenseurs occidentaux de sa « révolution » ne mettent pas la main à la poche, tout semble indiquer que ce pays n’est qu’un « cheval de Troie » pour gêner la Russie qui prend trop de place et beaucoup d’aisance dans les enjeux internationaux, à l’instar de son rôle dans le conflit syrien. Une façon comme une autre d’ouvrir une nouvelle ère de guerre froide.
Dans le dossier syrien, la Russie est du côté du droit international et combat efficacement le terrorisme djihadiste. Et qui a financé et armé (directement ou indirectement) les dissidents et les djihadistes syriens ? Les Occidentaux et leurs vassaux que sont les pays du Golfe, bien évidemment. Sans l’intervention de la Russie, la Syrie serait maintenant un pays dépecé, gouverné par des hordes sanguinaires surgies d’un autre temps.
9. Donald Trump disait pendant la campagne électorale que les États-Unis devraient se tourner vers soi et qu’ils ne devraient pas s’immiscer dans la politique des autres pays. Cependant, après un certain temps, on peut constater que l’Amérique continue de s’immiscer dans les affaires internes des autres pays, ainsi que dans les relations entre les autres pays. Que pensez-vous de la politique américaine depuis l’arrivée de Trump au poste du président des États-Unis ? Voyez-vous des changements dans la politique des affaires étrangères des États-Unis, ou bien une continuité par rapport au gouvernement précédent de Barack Obama ?
A.B. : C’est un leurre de croire que la politique étrangère américaine se modifie drastiquement avec le changement de présidents. On s’en est rendu compte avec l’avènement du président Obama après le double mandat dramatique du président Bush fils. La politique d’Obama a été aussi sanglante que celle de son prédécesseur sinon pire. Le couple Obama-Clinton a été derrière la catastrophe nommée « printemps » arabe et le couple Obama-Kerry ont soutenu le coup d’État de l’Euromaïdan. À quoi s’attendre avec le président Trump ? Une politique aussi belliqueuse – voire plus – à l’égard des pays qui ne collaborent pas avec l’Oncle Sam, dans la continuation des locataires qui occupent la Maison Blanche depuis des décennies. D’ailleurs, le slogan de Trump n’est-il pas « Make America Great Again » ?
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