Ahmed Bensaada

Il y a pire que de ne pas être informé: c’est penser l’être

Pédagogie

Il y a deux semaines, un ami m’appela d’Alger. Il avait appris le décès d’un de ses camarades de jeunesse. N’étant pas au courant du triste événement, je réussis tant bien que mal à glaner des informations sur ce sujet après quelques appels et l’inestimable secours de Google. Sous le vague titre « Accident mortel au métro », quatre lignes sur le site de Radio-Canada annonçaient laconiquement la dramatique disparition de cette brillante personne que rien ne destinait à cette fin tragique. « Un homme d'une soixantaine d'années est mort après s'être cogné la tête contre un wagon de métro », disait la nouvelle [1]. Aucune mention de son nom, de son origine ni de sa religion. Quatre minces lignes en guise d’épitaphe pour un homme mort incognito, tel un soldat inconnu de l’immigration. Son corps fut transporté en Algérie pour y être inhumé, sans que sa communauté (et encore moins la société d’accueil) ne se rende compte de sa disparition.

Jeudi dernier, le métro de Montréal fut le théâtre d’un accident aussi dramatique que le précédent : une femme perdit la vie dans les escaliers roulants. D’après les premières hypothèses, son foulard se serait malencontreusement coincé dans le mécanisme de l’escalator, provoquant un inévitable étranglement. Le funeste accident aurait certainement connu le même traitement médiatique que le premier si ce n’était la présence de deux mots qui cristallisent à eux seuls toute la tension sociale du Québec : femme et foulard.

Femme? Serait-ce une femme musulmane?

Foulard? Serait-ce un foulard islamique, un hijab?

« De quoi la société algérienne est-elle le nom ?» Tel est le thème présenté aux Débats d’El Watan  samedi dernier.

Une thématique qui appelle à se demander comment nommer une société lorsqu’elle souffre du déni de sa culture. Lorsqu’une société nie sa richesse culturelle et linguistique, elle devient incapable de nommer les choses. C’est ainsi que le sociologue de l’université d’Oran, Rabah Sebaa, diagnostique une sorte d’amnésie collective ayant touché l’ensemble de la société algérienne du fait de ce déni qui s’apparente, dans le jargon psychanalytique, à une scotomisation. Nous nous devons, dit-il, de rétablir, comme le suggère le sage Chinois Confucius, le sens des mots. «Le moins que l’on puisse dire sur la société algérienne, c’est qu’elle ne se trouve pas dans un processus de rétablissement de ses mots, de ses paroles, de ses langues», note l’invité des Débats d’El Watan.

«Pour toute personne sensée, la société algérienne est plurilingue sauf pour les ossificateurs attitrés, dont la pensée est elle-même ossifiée et qui sont les premiers à brandir l’emblème de l’intérêt national», analyse le conférencier en expliquant que la question des langues, et plus globalement celle des cultures, a toujours été enserrée dans une sorte de gangue politico-idéologique qui se traduit par une double exiguïté se conjuguant soit au nom du particularisme soit au nom du nationalisme.

Une approche asphyxiante qui, à la longue, assèche le tissu vivant des langues et donc les condamne à mourir. Dans son exposé, Rabah Sebaa dissèque cette double exiguïté qui se nourrit elle-même d’une double volonté politique, dont la première est de nier la multilinguité et la multiculturalité de la société algérienne, et la seconde consiste en une dénégation qui entend fonder une homogénéisation culturelle ayant pour support une monolinguisation comme le pendant de la nation.

En réponse aux déclarations de Djemila Benhabib: Exposition sur le voile: une «grossièreté épouvantable»

En ces temps bénis de retour à la nostalgie impériale, deux secteurs porteurs de notoriété sont ouverts aux candidats au caïdat idéologique. Le recrutement n’est pointilleux ni sur la qualité du profil, ni sur celle de la prestation. L’essentiel est de « représenter », par l’origine, les « opprimé(e)s» et de se poser en défenseurs des « valeurs universelles des droits de l’homme et de la démocratie». Le bureau de main d’œuvre est ouvert, il ne suffit pas de beaucoup pour être embauché et propulsé au devant de la scène, passer du jour au lendemain du statut d’inconnu à celui de vedette internationale et de l’exemplaire « émancipé ». En matière d’offre de service il n’y a pas de complications majeures, les exigences sont réduites à la plus simple expression. Nul besoin d’idées brillantes, ni d’analyses compliquées, juste les poncifs les plus triviaux. Et ça marche ! Maisons d’édition, plateaux de télévision, grande presse, feront à qui mieux-mieux pour la promotion. La guerre médiatique ne se préoccupe pas de l’intelligence des choses. Les esprits bien faits le savent depuis l’invention du « bon sauvage » et de Tarzan. Le marché est ouvert et les sous-traitants se bousculent au portillon, avec la part belle de s’extirper de sa condition d’indigène soumis au visa ou à l’expulsion. Quoi de plus gratifiant que d’être reconnu, choyé, à peu de frais, sauf celui de jeter cette part de soi-même qui ne fait pas recette. Il se trouve, par exemple, un créneau florissant celui des femmes voilées. Rien de mieux alors que de s’y placer. Peu importe le degré de perspicacité, toutefois être femme « musulmane d’origine » constitue un bonus en la matière et il y en a quelques-unes qui crèvent l’écran. L’une d’entre-elles, au Québec, gambade haut dans le ciel de la célébrité. Pourtant, en termes de féminisme, elle ne se distingue pas particulièrement, ce n’est pas sa spécialité, même si elle a le verbe haut quand elle s’érige en défenderesse des musulmanes. Elle nous dit « Je ne vois pas pourquoi on parle de filles qui sont heureuses de le porter alors que d'autres subissent des sévices si elles le refusent. Ce sont ces dernières qui m'intéressent et c'est à elles que les médias devraient s'intéresser pas à celles qui n'ont pas de problèmes avec ça.» Nobles desseins pourrions-nous dire. Mais en citoyenne canadienne elle aurait aussi dû mener son combat en plus large, intégrer toutes les femmes sans exception. Une seule fois, elle pourrait reprendre la même phrase pour dénoncer la pornographie et la traite sexuelle et dire : « « Je ne vois pas pourquoi on parle de filles qui sont heureuses de se prostituer alors que d'autres subissent des sévices si elles le refusent. Ce sont ces dernières qui m'intéressent et c'est à elles que les médias devraient s'intéresser pas à celles qui n'ont pas de problèmes avec ça.» C’est le moins que l’on puisse attendre de quelqu’un qui réfléchit « sur cette question depuis plus de 20 ans ». Elle n’en fera rien, parce que ce n’est pas ce qui est attendu d’elle et que ce n’est pas ce qui fera que sa frimousse fasse le tour de la planète.

Source: Le Jour d'Algérie, 15 juin 2013, pp. 1&3


Lire aussi l'excellent article d'Alexandre Dumas: "C'est de l'islamophobie" (Le Nouvelliste, 28 mai 2013)


Non, le but de cet article n’est pas de relater le voyage de Jamel Debbouze en Israël ni de discuter de la kippa qu’il portait devant le mur des lamentations. Ses choix « touristiques » et vestimentaires ne concernent que lui, surtout s’il a des contacts privilégiés avec l’agence de voyage qui lui a organisé son escapade en terre « promise ».

 

Lynda Bouadma, journaliste et animatrice à la radio Alger Chaîne 3, a reçu Ahmed Bensaada dans son émission "Et si on partageait ".

Ahmed Bensaada partage avec nous son expérience d’écriture de son premier roman "Les amoureux de la place Tahrir ", son amour pour l’Égypte et sa vision "des révolutions arabes".

Ahmed Bensaada est en résidence d’écriture à la villa Abdellatif (Alger), invité par l'AARC. il nous fait visiter la demeure mauresque qu'il a appris à connaître depuis qu'il y réside.



Cette émission a été diffusée sur Alger Chaîne 3, le dimanche 24 Mars à 9h30 (heure algérienne)


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