Il paraît que les extrêmes se rejoignent. Dans le domaine scolaire, l’actualité nous l’a démontré en un court laps de temps. En effet, l’été dernier, le plus haut magistrat de l’état est intervenu dans le débat sur les coefficients du BEM et, maintenant, les élèves, maillon basal mais hiérarchiquement le plus « bas » ? et non le plus faible ? de la maison Éducation, protestent contre l’application de la réforme éducative et ce qu’on appelle « l’approche par compétences ». Que ces « extrêmes » s’inquiètent, prennent la parole et demandent des changements est en vérité un signe de bonne santé et une démonstration de l’importance dont jouit encore l’Éducation dans notre pays. Néanmoins, plusieurs questions essentielles s’imposent : où sont passés tous les mécanismes de vérification, de contrôle et de validation qui doivent exister entre ces deux extrémités et qui sont à la base d’une application adéquate de toute réforme? Et pourquoi les autres acteurs de l’enseignement ne s’illustrent que par leur inexplicable mutisme? Ne sont-ils pas partie prenante de cette réforme?

Le report de l’application de la nouvelle approche pédagogique à la suite de l’action lycéenne est une mesure aussi sage que sensée. Mais, là-aussi, une anomalie apparaît : cette approche, n’était-elle pas appliquée dans les deux années précédant la terminale? Et son application, a-t-elle été un succès?  Si ce n’est pas le cas, pourquoi le ministère n’a pas pris les devants en proposant un moratoire dans son application en terminale? À l’opposé, si son introduction dans les premières années du cycle secondaire s’est passée sans anicroches, pourquoi alors la repousser aux calendes grecques?

Il est vrai que toute réforme amène son lot d’inconnues, d’incongruités et de réticences et ne s’implante qu’après une lutte acharnée contre l’incommensurable inertie du système éducatif existant. Aussi faut-il prendre en charge ces motifs d’irritation et en tenir compte dans une gestion globale et exhaustive, chapeautée par une commission nationale chargée du suivi de l’implantation de la réforme et ayant la composition la plus représentative possible du monde de l’Éducation.

Mais qu’est-ce donc cette approche dite « par compétences » qui fait tant couler d’encre et qui a fait descendre les élèves dans la rue?

La littérature nous montre qu’il n’est pas aisé de définir la notion de compétence. Disons que c’est « la capacité de mobiliser un ensemble de ressources pour traiter des situations complexes » [1]. Cette approche, provenant de l’enseignement technique et de l’apprentissage des métiers, se distingue nettement de l’approche traditionnelle qui est connue sous le vocable « approche par objectifs ». En effet, cette dernière n’est basée que sur l’enseignement des connaissances et des savoirs. Par contre, l’approche par compétences ne se contente pas d’enseigner les savoirs mais se veut une démarche plus vaste où les contenus notionnels ne sont qu’une ressource parmi tant d’autres que l’élève a en sa possession pour répondre à des situations complexes, contextualisées et signifiantes.

Outre les compétences disciplinaires (relatives aux matières), il existe des compétences dites transversales qui, elles, se déploient à travers divers domaines d’apprentissage, débordent les frontières disciplinaires et rendent compte de la complexité des interactions sociales [2]. Les pédagogues classent généralement ces compétences transversales en quatre ordres distincts : l’ordre intellectuel, l’ordre méthodologique, l’ordre personnel et social et finalement l’ordre de la communication. Sans rentrer dans des détails trop techniques, cette nouvelle approche permet à l’élève d’acquérir une expertise variée et effective qu’il peut mobiliser lors de la résolution de situations-problèmes complexes. On est très loin de la finalité de l’approche traditionnelle qui, elle, ne s’intéresse qu’aux connaissances et aux contenus notionnels disciplinaires.

« Il ne s’agit plus d’enseigner des contenus disciplinaires décontextualisés mais bien de définir des situations à l’intérieur desquelles les étudiants peuvent se construire, modifier ou réfuter des connaissances et des compétences à propos des contenus  disciplinaires. Le contenu disciplinaire n’est plus une fin en soi, il devient un moyen au service du traitement des situations, au même titre que d’autres ressources. » [3].

Les cours magistraux, les T.D. (travaux dirigés) et les T.P. (travaux pratiques) ne font appel qu’aux savoirs et, tout au plus, aux savoir-faire. L’approche par compétences, quant à elle, est axée sur la mobilisation de diverses ressources telles que les savoirs, les savoir-faire, les savoir-être, les stratégies, les sources documentaires, les pairs, les professeurs, Internet, etc. Elle donne les moyens à l’apprenant de développer un savoir-agir qui lui permettra d’apprendre à apprendre et de devenir un autodidacte pérenne.

Cette approche, vous le comprendrez, a des impacts majeurs sur tout l’environnement pédagogique de l’élève. Primo, le rôle de l’enseignant est complètement modifié : au lieu d’être le seul détenteur du savoir et son unique transmetteur, il devient un accompagnateur, un motivateur, un guide. Cela ne diminue en rien son statut, bien au contraire. Il devient un spécialiste pédagogique qui axe son travail sur le processus d’apprentissage et non uniquement sur les contenus, mettant de l’avant une pédagogie différenciée dans laquelle chaque élève a droit à une méthode d’apprentissage qui lui est adaptée. Secundo, les apprentissages se font à l’aide de situations-problèmes (ou situations d’apprentissage et d’évaluation, SAE) socialement et culturellement contextualisées. Ces situations doivent être signifiantes de sorte que l’élève comprenne pourquoi il doit apprendre certains concepts et notions. Les approches pédagogiques favoriseront la pédagogie du projet et valoriseront le travail en coopération entre pairs d’une même classe ou de classes différentes. Tertio, le matériel didactique et les espaces physiques de travail doivent être repensés pour qu’ils accompagnent cette nouvelle vision de l’Éducation. Dans cet ordre d’idée, l’utilisation des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) doit avoir un rôle prépondérant dans le déploiement des compétences transversales.

Pour rendre plus concret mon propos, voici un exemple réel de SAE qui fait appel à la pédagogie du projet, la pédagogie de la coopération et fait intervenir des compétences transversales de différents ordres. Depuis le début de cette année scolaire, j’ai mis sur pied avec l’aide d’un collègue algérien, un projet de jumelage pédagogique international entre deux établissements pédagogiques : l’école secondaire La Dauversière (Montréal) et le Lycée technique Abou Abdallah Zerouali de Sig (Mascara) où mon confrère enseigne la chimie [4]. Chaque équipe (constituée de deux élèves algériens et de deux élèves québécois) a en charge la réalisation d’un diaporama multimédia sur un sujet scientifique choisi dans le programme officiel du Ministère de l’Éducation algérien. Les sujets sont variés et traitent aussi bien du dessalement de l’eau de mer que de la recherche et de l’extraction du pétrole (notez la signifiance des sujets). Les élèves ont donc à effectuer des recherches dans les livres, les revues, les CD-ROM, sur Internet  ou en prenant contact avec des experts. Ils devront colliger et organiser leurs informations (compétences d’ordre méthodologique). Ils seront amenés par la suite à exploiter leurs informations, à exercer un jugement critique et à mettre en œuvre leur pensée créatrice dans la conception d’un diaporama scientifique original (compétences d’ordre intellectuel). Ce travail nécessite la collaboration des élèves entre eux : définitions des tâches, échange des connaissances, respect de l’opinion de l’autre, règlement des conflits par le dialogue, etc. (compétences d’ordre personnel et social). Finalement, le travail final sera sous la forme de deux diaporamas multimédias, un en arabe et l’autre en français. Ces travaux seront présentés à l’ensemble des élèves et les concepteurs devront répondre aux éventuelles questions. Les diaporamas seront ensuite publiés sur un site que j’ai conçu et que j’administre depuis plusieurs années et qui est dédié à la vulgarisation scientifique (compétences d’ordre de la communication) [5]. Les élèves algériens sont accompagnés dans toutes les étapes de leurs projets par des professeurs de chimie, de physique, d’informatique, de français et d’arabe. Cette interdisciplinarité permet d’éviter le cloisonnement des connaissances tant décrié dans l’approche pédagogique traditionnelle et donne à l’apprenant la possibilité de se rendre compte que la vraie vie n’est pas compartimentée en matières comme c’est le cas à l’école.

Il est clair que la mise en place de toute réforme de l’Éducation nécessite des investissements considérables dans la formation des enseignants, la conception de matériel didactique, la restructuration des espaces de travail, la réorganisation du découpage disciplinaire des matières et l’incitation du personnel enseignant à travailler (tout comme les élèves) en coopération pédagogique. D’autre part, son application doit être progressive et commencer au commencement, c'est-à-dire à la première année primaire et non pas au début de chaque cycle. En outre, comme l’école a pour mission de diplômer, il est impératif de concevoir un système d’évaluation qui rend compte de tous les nouveaux changements cités auparavant, ce qui n’est pas une mince affaire. Il est, en effet, assez aisé d’évaluer des connaissances, mais la tâche devient plus ardue lorsqu’il s’agit de compétences. Ce problème est tellement complexe que même dans les pays occidentaux qui ont optés pour une approche par compétences, les solutions trouvées ne font pas totalement l’unanimité.

Au Québec, où la réforme éducative axée sur les compétences a commencé au début du cycle primaire, il y a de cela neuf années, n’en est encore qu’à la troisième année moyenne. Depuis son introduction, elle a été gérée, repensée, modifiée par plusieurs gouvernements et autant de ministres de l’Éducation. Les enseignants et leurs syndicats n’ont jamais cessé de relever les incongruités, les lacunes, le manque de formation du personnel, l’absence de vision claire de tout le volet évaluation, le retard dans la restructuration des espaces de travail, la prolifération de cycles courts de formation, l’absence de redoublement au primaire, etc.

La protestation est tellement grande au Québec qu’une coalition nommée « Stoppons la réforme » a été créée en novembre 2006. Elle est formée de parents, d’élèves, de citoyens, d’intervenants du monde de l’Éducation et d’organismes sociaux. Elle vise à arrêter l’implantation et le développement de la réforme scolaire pour corriger ses ratés [6]. Elle compte 8400 membres actifs et, à ce jour, plus de 26000 personnes ont signé la pétition réclamant la révision des programmes d’étude et de la politique d’évaluation des apprentissages.

Le 2 février dernier, une manifestation a réuni plus de 2000 personnes qui ont bravé la tempête de neige à Montréal pour réclamer un moratoire sur l'implantation de la réforme de l'Éducation au Québec. Ils exigent que le ministère de l’Éducation marque un temps d’arrêt pour remanier la réforme afin d’éviter « que toute une cohorte d’élèves n’en subisse des torts irréparables ».

De nombreuses personnalités politiques de premier plan se disent d’accord pour le moratoire. Parmi elles, l’ancien premier ministre du Québec qui était en poste lors de l’implantation initiale de la réforme. Selon lui, cette réforme n’a pas tenu ses promesses et il se dit consterné par le recul des résultats des élèves québécois dans les tests internationaux.

Comme la grogne s’amplifie et que les critiques se font de plus en plus acerbes, le ministère de l’Éducation a décidé, il y a quelques jours, d’arrêter, pour une année, la poursuite de l’implantation du programme de sciences et technologie.

Insuffler un vent de renouveau pédagogique à un système éducationnel n’est pas chose simple même dans des pays développés où l’Éducation est scrutée, testée, surveillée, comparée, critiquée et, surtout, évaluée.

La comparaison de la protesta au Québec avec celle de l’Algérie met en relief une différence fonctionnelle et culturelle de taille : nous, Algériens, fonctionnons avec les extrémités hiérarchiques, alors que dans les pays développés ce sont les acteurs qui sont situés entre ces deux extrémités qui montent au créneau.

Il est urgent de modifier nos pratiques surannées et de mettre en place des mécanismes plus efficaces de suivi de la réforme : la création d’un observatoire de la réforme, la mise en place d’indicateurs précis de son implantation, le relevé continu de la réalisation des objectifs fixés et l’évaluation systématique de son impact sur l’apprentissage à l’aide d’outils adéquats dont la participation à des tests internationaux.

La réforme que connaît actuellement le monde de l’Éducation, et qui est le fruit de plusieurs décennies de recherche dans ce domaine, représente, au début de ce troisième millénaire, un enjeu majeur pour la formation des citoyens. Ce renouveau pédagogique fait face à des bouleversements considérables comme la mondialisation, l’explosion des moyens de communication, la croissance vertigineuse des technologies et les modifications de la vie communautaire. Loin d’être une révolution qui renie tous les anciens paradigmes, il faut considérer cette réforme comme un aggiornamento qui formera un citoyen instruit, socialisé et qualifié, en phase avec les attentes de la société dans laquelle il vit.

Force est de constater que les lycéens, par leur action structurée, leur compréhension de l’impact de la réforme sur leur formation et leur avenir, leurs revendications simples et compréhensibles et leur manifestation pacifique ont fait preuve d’une haute maîtrise de différentes… compétences transversales.

Chapeau bas!


Références :

  1. G. Scallon. (Page consultée le 4 février 2008). Évaluer pour faire apprendre dans une approche par compétences, [En Ligne]. Adresse URL: www.mels.gouv.qc.ca/REFORME/Boite_outils/scallon2004.ppt
  2. Programme de formation de l’école québécoise, premier cycle du secondaire, Ministère de l’Éducation du Québec, 2002.
  3. Ce document peut-être téléchargé de l’adresse URL suivante : www.cstrois-lacs.qc.ca/recit/telecharge/pdf/0-13-0004-01.pdf
  4. Jonnaert, Philippe. Compétences et socio-constructivisme.  Un cadre théorique, De Boeck, 2002, 100 p.
  5. Un site Web a été conçu pour accueillir ce projet. Son adresse URL est : http://mendeleiev.cyberscol.qc.ca/scienceanimee/Projets/Projet2008/Algbec_home_Flash.htm
  6. Pour des explications plus détaillées sur le dispositif pédagogique « Science Animée » et ses objectifs pédagogiques, vous pouvez consulter les articles suivants :Science animée: un dispositif efficace pour l’atteinte des objectifs de la réforme dans l’enseignement des sciences au secondaire.
    • Partie 1: Des compétences transversales d’ordre intellectuel et méthodologique”, A. Bensaada, Revue Spectre 33, 4, Avril-Mai 2004
    • Partie 2: Des compétences transversales d’ordre personnel, social et de la communication”, A. Bensaada, Revue Spectre 34, 1, Octobre-Novembre 2004
    • Partie 3: Des domaines généraux de formation et d’apprentissage”,A. Bensaada, Revue Spectre 34, 2, Décembre-janvier 2005
  7. Ces articles peuvent être téléchargés à l’adresse URL : http://mendeleiev.cyberscol.qc.ca/scienceanimee/Abensaada/Articles_pedagogie.htm
  8. Stoppons la réforme. (Page consultée le 5 février 2008). Formation d’une coalition, [En Ligne]. Adresse URL: http://www.stopponslareforme.qc.ca/coalition.aspx