« Vous aurez de l'encre noire, des tableaux noirs, des tabliers noirs. Le noir est, dans notre beau pays, la couleur de la jeunesse. »

Jean Giraudoux


Dans les annales de la « pédagogie » algérienne, on ne se rappellera certainement pas de l’année scolaire 2009-2010 comme d’une année où de grandes découvertes en Sciences de l'Éducation ont été réalisées, mais plutôt comme de l’année des Tabliers. Un peu comme l'année de l’Éléphant, l’année des Sauterelles ou l’année de la Famine. Vous avez probablement remarqué qu’elles sont toutes reliées à des calamités. L’année en cours n'en fait pas exception, car quoi de plus calamiteux que de se faire renvoyer de l'école pour le seul motif de ne pas avoir pu acheter un tablier pour cause de pénurie ou d’en avoir trouvé un, mais pas de la bonne couleur? Mais au-delà de son aspect anecdotique, l’historiette des tabliers colorés soulève trois questionnements.

Primo, pourquoi les différents tabliers n’ont-ils pas été clairement décrits? Lorsqu’une directive est émise, il est impératif qu’elle soit claire, nette et sans bavure. Dans le cas des tabliers, il aurait non seulement fallu définir sa couleur de manière précise, mais aussi sa coupe et sa longueur. Leurs caractéristiques auraient dû être diffusées dans différents médias bien avant la rentrée scolaire pour que les fournisseurs puissent les proposer à temps aux parents. D’autre part, étant donné le nombre élevé d’élèves touchés par cette mesure, il ne faut pas s’attendre à ce que ce problème se règle avec un coup de baguette magique. Il n’y a qu'à voir les parents se démener pour dénicher cet habit devenu si précieux en ce début d’année pour comprendre la difficulté de l'exercice.

Secundo, pourquoi ne pas avoir laissé un délai de grâce dans l’application du port du tablier? Il est quand même étonnant de constater que la promulgation de certaines de nos lois a pour effet direct de transformer nos compatriotes en coupables potentiels. La célérité maladive avec laquelle on veut s’assurer de sa mise en place ou le manque de moyens nécessaires à sa bonne application en sont souvent les causes.

Dans les pays où les citoyens sont considérés comme des innocents en puissance, si une loi ou une directive est édictée, on prévoit toujours un laps de temps assez long pour leur permettre de s’y adapter. J’en veux pour exemple la récente loi québécoise sur l’interdiction de l’utilisation du téléphone portable au volant. Les automobilistes ont eu droit à un sursis de trois mois pour leur permettre de s’adapter à la nouvelle loi et de se procurer l’équipement nécessaire pour pouvoir l’utiliser sans enfreindre la loi. Pendant cette période, les policiers ont remis des avertissements aux contrevenants. Ne pourrait-on pas imiter ces bonnes pratiques et donner un temps suffisant aux parents pour qu’ils puissent se procurer ces fameux tabliers afin d’éviter de transformer leur progéniture en « héros kafkaïen »?

Tertio, pourquoi veut-on faire porter un tablier aux élèves? Quel est l’intérêt d’une telle mesure? Y a-t-il une corrélation directe entre le port du tablier et la réussite scolaire?

Porté dans la plupart des pays européens jusque dans les années soixante, le tablier (ou plutôt la blouse) est tombé en désuétude. En France, il a disparu, victime de la révolte soixante-huitarde. En Italie, on ne le retrouve que dans un certain nombre d’écoles privées et écoles maternelles et leurs couleurs sont le bleu ciel et le rose. Cela vous rappelle-t-il quelque chose? D’ailleurs, il n’y a que dans le pays de Berlusconi que le gouvernement plaide encore pour le port obligatoire des blouses dans les écoles [1].

Dans les autres pays, c’est plutôt d’uniforme et non de tablier qu’il s’agit. L’uniforme est très courant en Grande-Bretagne, en Irlande, en Nouvelle-Zélande, en Australie, mais aussi au Japon, en Corée du Sud, à Taiwan et Singapour. Au Québec, l’uniforme est porté dans la plupart des écoles privées et un certain nombre d’écoles publiques. Les composantes des uniformes ornés du logo de l’école ainsi que leurs couleurs sont bien définies et les élèves peuvent se les procurer chez des fournisseurs agréés. Toutes les informations concernant les uniformes, y compris celles des chaussures autorisées, peuvent être consultées sur les sites web des écoles.

Les arguments qui plaident en faveur du port de l’uniforme sont nombreux. Certains avanceront qu’il permet d’effacer les inégalités sociales entre les riches et les pauvres, les vêtements des premiers étant plus dispendieux et plus chics. D’autres vous diront que l’uniforme permet aux élèves d’éviter d’être « esclaves des marques » et de bannir les accoutrements « à la mode » non conformes à la bienséance. Il est indéniable que l’uniforme a au moins le mérite de créer un fort sentiment d’appartenance avec l’institution scolaire.

Les détracteurs du port de l’uniforme, quant à eux, mettent de l'avant que « dans la vraie vie, il n’y a pas d’uniforme », « l’uniforme brime la créativité », « l’uniforme représente l’embrigadement des jeunes », etc.

Dans une de ses interventions, le Ministre de l’Éducation a affirmé que « le port du tablier consacre le principe d’égalité entre tous, de l’école républicaine ». Sur les ondes de Canal Algérie, le Directeur de l’enseignement fondamental a soutenu que le tablier assurait « le caractère officiel de l’école, l’esprit de la cohésion sociale et de la discipline collective». Il a même ajouté qu’il « privilégiait les rapports humains ».

À ce sujet, j’aimerais juste souligner que le port de la blouse dans les pays européens jusque dans les années soixante n’était pas motivé par un souci d’égalitarisme social, mais par celui d’éviter aux enfants de se salir ou de détériorer leurs habits [2].

D’autre part, il ne faut pas oublier que le tablier n’est pas un uniforme. Le tablier se porte par-dessus les vêtements et peut se déboutonner pour les laisser paraître. Contrairement à l’uniforme scolaire, il peut s’enlever avant l’entrée ou après la sortie de l’école et les disparités sociales réapparaissent à deux pas de l’établissement scolaire. D’autre part, il existe, à l’étranger, des tabliers de marque qui sont très onéreux. Il y en a même qui portent la griffe de couturiers célèbres. En l’absence de précision sur le tablier, rien n’empêche de s’en  procurer. En plus, il n’y a aucune restriction sur les chaussures qui peuvent être un élément efficace de différenciation sociale. En effet, une paire de chaussure de marque peut être plus coûteuse que bien des habits.

Ainsi, on peut voir que le tablier ne peut être le porte-étendard du principe d’égalité sociale de l’école républicaine et encore moins celui de la cohésion sociale. Quant au fait qu’il aurait un quelconque rôle à jouer dans l’amélioration des rapports humains, permettez-moi d’en douter sérieusement. Le tablier peut tout au plus garantir, grâce à l’uniformité de l’habillement, le caractère officiel de l’institution scolaire. Il est surtout efficace pour protéger les habits des élèves (surtout s’ils sont chers).

Que dire de la  pensée « hautement philosophique » d’un autre responsable du ministère de l’Éducation : « le port du tablier permet de faire la différence entre celui qui cherche le savoir et celui qui fait autre chose »? [3]. D’après lui, on ne peut chercher le savoir qu’avec un tablier. Ce responsable doit ignorer qu’un très grand nombre d’établissements scolaires occidentaux de grand renom n’exige ni tablier, ni uniforme et que leur rendement scolaire est exemplaire. Sait-il, par exemple, que sans imposer le tablier ou l’uniforme, le système scolaire finlandais est le plus performant du monde? Cela permet également de répondre à une question posée auparavant : il ne semble pas y avoir de corrélation directe entre le port du tablier ou de l’uniforme et la réussite scolaire. Par contre, toutes les études réalisées sur le système scolaire finlandais montrent que les élèves sentent que l’école leur appartient et qu’ils sont bien entre ses murs. Comment voulez-vous développer un sentiment d’appartenance avec l’école algérienne si, pour un motif insignifiant, l’élève est mis à la porte?

En ce qui concerne les couleurs, je crois comprendre que le choix du rose et du bleu provient de la traditionnelle différence qu’on fait entre la couleur des habits des nouveau-nés de sexe  féminin et masculin. Mais alors, pourquoi ne pas avoir gardé ces deux couleurs pour les élèves du secondaire? Est-ce que les différences de couleurs entre les garçons et les filles  évoluent avec l’âge?

Si une école rejette ses élèves pour des raisons aussi futiles que la couleur d’un tablier, c’est qu’elle a quelque chose de tordu et de malsain.  Une école digne de ce nom se doit d’être ouverte, accueillante, bienveillante et juste. C’est à ce prix qu’elle pourra former des citoyens épanouis, autonomes, responsables, respectueux de soi, des autres et de leur environnement. Alors, de grâce, ne culpabilisez pas nos jeunes : ils risquent de le rester toute leur vie.

 


 

Références :

  1. Deepa Babington, Lepoint.fr (Page consultée le 16 septembre 2009). « Vers le retour de la blouse d'écolier en Italie ? ». [En Ligne]. Adresse URL:  http://www.lepoint.fr/actualites-insolites/2008-07-02/vers-le-retour-de-la-blouse-d-ecolier-en-italie/918/0/257379
  2. Marie-Estelle Pech, Lefigaro.fr (Page consultée le 17 septembre 2009). « Uniforme à l'école : le débat est relancé ». [En Ligne]. Adresse URL: http://www.lepoint.fr/actualites-insolites/2008-07-02/vers-le-retour-de-la-blouse-d-ecolier-en-italie/918/0/257379
  3. Ghania Oukazi. «Les couacs de la rentrée », Journal « Le Quotidien d’Oran », 14 septembre 2009. Consultable en ligne à l’adresse URL: http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5126429&archive_date=2009-09-14

 


 

 

Cet article a été publié le 22 septembre 2009 dans les colonnes du journal "Le Quotidien d'Oran"

http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5126699

http://mendeleiev.cyberscol.qc.ca/scienceanimee/Abensaada/Documents/Tabliers/Tabliers_22092009.pdf