«Qui sont ces ténors autoproclamés du Hirak?» L’enquête-vérité d’Ahmed Bensaada

Le mythe de la « main de l’étranger » a-t-il été consciencieusement rangé au dépotoir d’insortables outils du régime, dont le FLN des années de plomb a fait un imparable usage ? Souvent, pour prévenir et museler toute révolte en rase campagne. Une jacquerie de paysans dans les terres de Slim, vite jugulée par une escouade de la maréchaussée ? Une vanne qui a sauté dans une usine de Souk Tleta ? Le comité des travailleurs mobilisé, à l’initiative de la cellule du parti, désignait et dénonçait la « main de l’étranger ». Immanquablement, le vénérable « El Moudjahid » signalait le délictueux événement qui enflammait ses éditoriaux. On s’en esclaffait dans les gargotes d’Alger et dans les salons de sidis, partout dans le pays. La folklorisation de la locution ne pouvait qu’ajouter à son étrangeté. Quelle époque !

Le temps est passé. L’Histoire a-t-elle resservi les plats ? La lente démocratisation du pays, entamée après les journées mouvementées et les morts d’Octobre 1988, eut-elle éveillé et nourri des impatiences, ici et là ? L’Algérie a été exposée, dans les années 1990, à une crise à la fois sociale, économique, politique et militaire, suscitée par un islamisme foudroyant et sanglant : il en reste le bilan de deux cents mille morts et d’un pays profondément déstructuré. Le choc sociologique et psychologique de cette tragédie se prolonge et se répète aujourd’hui encore, près de trois décennies après cette tumultueuse page de notre histoire dans des deuils, des ruptures familiales, des déplacements de populations. Triste tableau d’hécatombes. Qui a financé l’islamisme meurtrier et destructeur ? Des émirs et des monarchies d’Orient. La main de l’étranger existe, elle n’a jamais été aussi frappante. L’Algérie et son peuple n’en ont pas épuisé le traumatisme.

Cette « main de l’étranger » n’est pas dans son essence visible, ce qui fait douter de sa véracité. Pour la première fois dans l’histoire mouvementée de notre société un travail de recherche d’universitaire, appuyée par une incontestable documentation, lui donne une réalité, des acteurs – connus – et des agendas.

L’INTÉRÊT ET L’ORIGINALITÉ D’UNE ENQUÊTE

Cette « main de l’étranger », si terrible et mortelle, peut-elle, toujours, prêter à plaisanterie et goguenardise pour quelques vifs et dédaigneux esprits dans les salons d’Alger ? Était-il compréhensible, qu’à l’orée des années 2010, se répandent dans plusieurs pays du Maghreb et du Moyen Orient des révoltes populaires parfaitement synchronisées avec leurs états-majors et leurs soldats. De la manière la plus visible et la plus cruelle à Tunis, au Caire, et, durablement, à Tripoli, Sanaâ et à Damas, ouvertes à la confrontation militaire de puissances étrangères. Tout changement dans l’ordre de l’histoire des peuples et des nations produit son vocabulaire : on a parlé de « printemps ». Et il était évident de lui ajouter l’épithète « arabe ».

Cette histoire politique contemporaine, aux impénétrables soubassements, ne s’enseigne pas, nécessairement, dans les instituts de science politique. Ahmed Bensaada s’y est attelé avec l’exceptionnelle patience du chercheur, du déchiffreur. Physicien, diplômé de l’Université de Montréal (Canada), éminent didacticien des sciences physiques, Bensaada est un pugnace publiciste, un fomentateur d’idées attaché à la marche du monde. Pour avoir partagé ses nombreux combats algériens, notamment dans la sphère culturelle, je peux témoigner de la probité intellectuelle et de la rigueur de ses questionnements. L’homme, le chercheur, le passeur d’idées est d’une signalée humilité : il n’impose jamais de réponse.

C’est bien cette démarche d’universitaire consciencieux qui a guidé ses enquêtes inaugurales sur les « printemps arabes » dont il a donné les clés dans ses ouvrages : « Arabesque américaine. Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe » (Montréal-Alger, 2011-2012), « Arabesque$. Enquête sur le rôle des États-Unis dans les révolutions arabes » (Bruxelles-Alger, 2015-2016), et dans un ouvrage collectif « La face cachée des révolutions arabes » (Paris, 2012). C’est avec le même élan de pédagogue qu’il se penche, aujourd’hui, sur le « hirak » algérien dans un précieux essai « Qui sont ces ténors autoproclamés du hirak algérien ? » (Alger, Apic éditions, 2020), introduit par Majed Nehmé, un rare continuateur du journalisme tiers-mondiste promu autrefois par Simon Malley et accompagné d’une postface du journaliste Richard Labévière, éminent spécialiste du Monde arabe et des questions de défense, amis sincères de l’Algérie, en parfaite résonance avec l’objet de l’ouvrage.

Quelques ouvrages ont été publiés ces derniers mois sur le hirak dans une perspective plus propagandiste qu’analytique, dont les auteurs se sont davantage souciés de glorifier le mouvement que d’en expliquer la genèse. Certes, la distance critique et la documentation manqueront à toute écriture concise de l’histoire du mouvement des marcheurs algériens. Cependant, il y a des faits et une certitude observés : peu de jours, avant le 22 février 2019, date de lancement du hirak, le premier ministre Ahmed Ouyahia pouvait sereinement déclarer à la presse que son gouvernement avait les moyens de « maîtriser la rue ».

Le gouvernement était probablement informé de ce qui se tramait. C’était, déjà, le cas lors du « printemps algérien » avorté de 2011. Sans aucun ressort, cette fois-ci, sur d’ombreuses manipulations. Beaucoup de commentateurs ont pressenti que le hirak a été rendu possible par une crise au sommet du système, encouragé et maintenu, par le haut commandement de l’armée, notamment le général major Gaïd Salah, chef d’Etat-major de l’ANP et vice-ministre de la défense, menacé par le clan des frères Bouteflika. La fraternisation des foules avec l’armée (« khawa-khawa ») en témoignait. La rupture d’avec l’armée et de son commandement sera consommée plus tard lorsque les marcheurs scanderont « Houkouma madania machi askaria » pour réclamer la sortie définitive de l’armée du jeu politique.

Ces évolutions dans le hirak ne sont pas considérées dans le travail d’Ahmed Bensaada puisque la reprise du mouvement reste potentielle et sa fin imprévisible. L’intérêt et l’originalité de son enquête est de livrer une connaissance extrêmement fouillée des chefs autoproclamés du hirak, en fait de ses acteurs portés par la presse privée (dite « indépendante »), qui en gardent, jusqu’à nos jours, le magistère.

DERRIÈRE LE HIRAK, DES ACTIVISTES EN MARCHE

À Constantine, la marche du 22 février 2019 s’est ébranlée de la Mosquée El Istiqlal après la Grande prière du vendredi. D’où les hypothèses nombreuses sur ses commanditaires, les islamistes au premier plan. Au gré de la marche, la cohorte était augmentée de jeunes des quartiers. Les slogans étaient, à l’unisson, les mêmes que ceux d’Alger, Oran et Annaba. Il y avait-là un remarquable processus de rationalisation qui échappait aux marcheurs. Les mots d’ordre et les attentes de la marche étaient pensés ailleurs. Seul le regroupement de foules était spontané. Cette béance du mouvement, qui n’épousait pas les formes d’une direction démocratique, était-elle voulue ? Ahmed Bensaada en propose une sûre compréhension. Il cite la position, elle sera au fil du temps déterminante, du sociologue lyonnais Lahouari Addi qui déclare au « Quotidien d’Algérie » (publication en ligne), le 19 novembre 2019, que « le hirak n’a pas vocation à être structuré » (p. 22). Il est vrai qu’une structuration du mouvement, révélant d’une ville à l’autre du pays de nouvelles figures d’activistes politiques, échappant à toute tutelle, précisément extérieure, n’était pas souhaitée.

L’enquêteur explique cet aggiornamento du mouvement. Le 14 mars 2019, à la veille du quatrième vendredi du hirak, Lahouari Addi donne une déclaration solennelle au journal en ligne « Le Matin d’Algérie » dans laquelle il invite les décideurs – ce qu’il en reste dans un régime chaviré – d’installer en remplacement du président Bouteflika, défaillant, un triumvirat composé des avocats algérois Youcef Bouchachi et Zoubida Assoul et de l’homme politique Karim Tabbou. Il avait, dans le même temps, délimité le cahier de charge de ce groupe présidentiel qui devait « exercer les prérogatives d’une présidence collégiale qui nommera un gouvernement provisoire qui gérera les affaires courantes et préparera les élections présidentielles et législatives dans un délai de six à douze mois » (p. 23). Tout est clairement énoncé et dans ce dispositif l’armée « doit aider à la réalisation de ce scénario », en termes plus pesés rentrer dans ses casernes.

Lahouari Addi a donc évoqué un scénario, c’est-à-dire un récit parfaitement charpenté, pour conduire une révolution et un changement de régime en Algérie. Et ce scénario, qui vient de loin, de très loin, Bensaada en décortique les différentes phases et, surtout, rend visibles ces acteurs politiques, promus à la tête du hirak. Qui sont, finalement, ces maîtres du mouvement populaire des marcheurs adoubés par Lahouari Addi. Et qui est Lahouari Addi ? Au nom de quelle instance caverneuse s’exprime-t-il ? Tout Algérien croit connaitre un peu, voire même beaucoup, Addi, Bouchachi, Assoul et, en partie, Tabbou dont l’auteur diffère, par probité intellectuelle, son cas tant qu’il est en prison. Il est vrai que ce sont des personnages hyper-médiatisés, dont le moindre mot d’esprit, les papotages, les objurgations, sont répandus dans les diners de têtes de la capitale et les journaux privés, à l’affût, en raffolent littéralement. Ahmed Bensaada les campe sous la lumière crue de leurs intelligences avec des organismes étrangers en vue de changer le cours de l’histoire de l’Algérie avec des méthodes puissamment codifiées, qui ont été testées et attestées dans les pays de l’ancien bloc soviétique, dans ce qu’on a appelé les « révolutions colorées ».

Cette révélation de l’activisme d’acteurs connus du champ politique algériens, souvent révérés, ne manque pas de troubler. En lisant « Qui sont ces ténors autoproclamés du hirak algérien ? », chaque Algérien saura proprement « qui est qui ». Preuves à l’appui. Tout y est : les organismes qui tirent les ficelles, les financements, les bénéficiaires, les missions et les stages à l’étranger, les participations aux colloques, les collusions avec des acteurs régionaux et mondiaux. Et Bensaada apporte des preuves qui en imposent, dans un patient et méticuleux travail de recoupement des informations inédit dans nos traditions universitaires et journalistiques. Il ne s’agit pas, ici, dans cette courte recension de dévoiler les liens de ceux qui dirigent encore le hirak avec les officines américaines, principalement, de déstabilisation du monde arabe et, dans ce cas particulier, de l’Algérie. Mais, revenons à une indispensable clarification.

« CHANGE REGIME »

Dans le cadre du programme du Grand Moyen Orient, l’administration gouvernementale américaine et des organismes non-gouvernementaux (ONG), dépendants des partis républicain et démocrate, en alternance au pouvoir, ont mené différentes opérations de « démocratisation » des républiques arabes, à l’exclusion des monarchies amies préservées. Pour situer nettement le fondement de la démarche américaine, Ahmed Bensaada rapporte le propos éclairant d’Allen Weinstein, un des fondateurs de la « National Endowment for Democracy » (NED), une des instituions primordiales du changement de régimes dans le monde : « Beaucoup de ce que nous [NED] faisons aujourd’hui se faisait secrètement il y a 25 ans par la CIA… » (p. 24).  Il n’y a pas d’ambiguïté sur les intentions assignées.

Ceux qui ont lu les travaux de Bensaada sur « le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe » sont familiarisés avec quelques acronymes d’organismes promouvant la démocratie dans le monde, particulièrement arabe, aussi nombreux qu’inquiétants : Rand Corporation, POMED (Project on Middle East Democracy, qui a attribué un prix, au mois d’octobre 2019, au chef de parti politique Sofiane Djilali, créateur et chef du parti Jil Jadid), Open Society (du milliardaire George Soros, l’IRI (International Republicain Institute), NDI (National Democratic Institute), USAID, Freedom House, WMD (World Movement for Democracy), MEPI (Middle East Partnership Initiative) ; AFL-CIO, etc. Tous ces organismes américains d’exportation de la démocratie possèdent de fieffés superviseurs (ainsi, des universitaires réputés, comme Francis Fukuyama, théoricien de « la fin de l’histoire ») et des budgets colossaux.

Outre Addi, Bouchachi, Assoul (dont on apprend qu’elle a été longuement absente d’Algérie, activiste auprès d’organismes financés par les Américains dans les pays du Moyen Orient entre 2000 et 2012, pp. 46 et infra), dont les parcours auprès de ces officines américaines sont largement documentés, les responsables successifs du RAJ, Hakim Addad et Abdelouahab Fersaoui, en sont aussi des clients assidus. Ainsi que la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme et certaines associations de personnes disparues. Et, c’est avéré, de grands directeurs de journaux privés dits « indépendants », parfois couronnés par ces officines, notamment Ali Djerri, ancien directeur du quotidien arabophone « El Khabar » (p. 37).

L’intérêt de l’enquête de Bensaada est de rendre lisible des carrières politiques algériennes aux compromissions peu avouables et d’expliquer une des ultimes évolutions du hirak, la jonction contre-nature de « démocrates » et d’islamistes. Addi n’est-il pas le meilleur des amis de l’assassin islamiste Mourad Dhina et de son odieux acolyte Mohamed-Larbi Zitout, activiste du Net, résidant en Suisse et en Angleterre ? Bouchachi est célébré comme l’avocat – pendant trente ans ! – du FIS et de ses satellites terroristes. Zoubida Assoul n’a jamais eu que des mots aimables envers ses amis de la chaîne islamiste « Al Magharibia », créée à Londres puis transférée à Paris par Oussama Abbassi, fils du défunt leader islamiste, dont elle ne rate aucun raout parisien (pp. 46-54).

Zoubida Assoul est réputée en Algérie pour avoir créé avec Sofiane Djilali (qui fait, désormais, de l’entrisme au sein du pouvoir) le mouvement « Mouwatana », formé aux méthodes dures d’« agit-prop » des officines américaines d’exportation de la démocratie. Il est piquant de noter, pour la petite histoire, que ce mouvement qui avait choisi de passer son épreuve du feu à Constantine, avait été confronté dans la Cité Aérienne aux camions de la voierie municipale, qui ont précipité sa déroute nationale. Que peuvent les consignes les plus ardues de l’« agit-prop » contre un camion de poubelle ?

L’ALGÉRIE AUX ENCHÈRES

L’ouvrage de Bensaada dérange, il est même censuré dans plusieurs titres de presse privée. L’auteur a subi, et continue de subir, des volées de bois vert. Et de ramasser des flots de haine. De politiciens, d’universitaires, de journalistes, d’activistes de toutes engeances, qui l’attaquent sans l’avoir lu. Et, même, le sombre commanditaire du sanglant terrorisme islamiste Mourad Dhina peut, depuis le canton de Genève, appeler sur lui les feux de la géhenne. Comme il l’a fait, autrefois, contre son frère Hocine Bensaada (1973-1992) assassiné par ses sbires. Et, aussi, l’inénarrable Lahouari Addi, compagnon de route de l’intégrisme armé, promoteur de l’inepte « régression féconde », l’autre nom de la « paix des cimetières » et des holocaustes islamistes, qui le menace de la potence de la justice du futur État hirakien.

Arrêtons-nous à Lahouari Addi, pour conclure (provisoirement). En vérité, la « mission » du sociologue lyonnais sur le hirak est (presque) réussie. L’avocat Bouchachi, chef de l’instance collégiale qu’il a envisagée, ne vient-il pas de se prononcer dans la presse algérienne, en tant que chef du hirak, pour reculer la date de son retour ? L’accomplissement de son œuvre d’activiste stipendié aux Américains serait de faire marcher « démocrates » et islamistes, la main dans la main. Mais, sur cet aspect-là, il n’y a rien d’assuré.

Des activistes, à la solde d’agences américaines, ne peuvent prendre en otage la sécurité du pays au nom d’une improbable « démocratisation », menée de l’extérieur, ou du chaos. Ahmed Bensaada le martèle, en conclusion de son enquête-vérité : « Le Hirak, qui a été un événement unique et grandiose dans l’histoire de l’Algérie, se doit d’être intrinsèquement algéro-algérien et de ne permettre aucune collusion avec des intérêts étrangers » (p. 66). Il faudra pourtant en finir. Chaque Algérien sensé, de la plus haute autorité de l’État au simple marcheur, devrait lire le travail d’Ahmed Bensaada pour avoir tous les éléments d’appréciation sur les chefs désignés du hirak, qui mettent l’Algérie aux enchères, et sur leurs visées « révolutionnaires ».

La « main de l’étranger » n’est plus une fable : elle prend des contours et une consistance inattendus. L’avenir et la sécurité de l’Algérie et des Algériens devraient-ils être soumis aux indicibles expérimentations de laboratoires américains et occidentaux de la « démocratisation » agis par des politiciens algériens qui attendent de prendre le pouvoir par la rue ?

Abdellali Merdaci