La place Tahrir et sa démocratie

D’un banal et assez quelconque lieu continuellement bondé d’autobus et de vendeurs en tous genres, la place Tahrir s’est métamorphosée, l’espace d’un « printemps » hivernal, en épicentre de l’effervescence sociale « démocratisante » de l’Égypte.

 

Place Tahrir (1983)
Place Tahrir (2011)

 

Les différentes manifestations populaires qui s’y sont déroulées début 2011 ont démontré que l’idéologie de résistance non violente, théorisée par Gene Sharp, jumelée à une application pratique des concepts acquise grâce aux formations du « Center for Applied Non Violent Action and Strategies » (CANVAS, Belgrade) est d’une redoutable efficacité dans la déstabilisation des régimes autocratiques [1]. Les jeunes cyberactivistes et militants « pro-démocratie » égyptiens formés par des organismes d’ « exportation » de la démocratie (en particulier américains) ont su efficacement combiner la puissance des réseaux sociaux dans la mobilisation des foules dans l’espace virtuel et l’application stricte, dans l’espace réel, des « méthodes d’action non violente » clairement établies par CANVAS. Le président Moubarak en a fait les frais : il a été chassé par les « révoltés » de la place Tahrir après trois décennies de pouvoir sans partage. Gene Sharp a lui-même déclaré qu’il était particulièrement fier de ce que les cyberdissidents égyptiens avaient réalisé [2].

Mais, depuis cette historique journée du 11 février 2011 qui a vu le déboulonnage du raïs, les succès du camp « révolutionnaire » se sont faits plutôt rares, malgré le bouillonnement quasi-permanent de la place Tahrir. Jugez-en.

Des résultats décevants aux législatives balayées par les islamistes [3], un taux d’abstention très élevé témoignant d’une forte démobilisation de la population, l’absence de femmes et de coptes dans la liste des candidats briguant la magistrature suprême, l’abdication de Mohamed El Baradei, leur candidat à ce poste et, surtout, le mauvais classement au premier tour des présidentielles des trois candidats sur lesquels ils se sont rabattus: Hamdine Sabbahi, Abdel Moneim Abou El-Foutouh et Khaled Ali [4].

 

Hamdine Sabbahi

Abdel Moneim
Abou El-Foutouh

Khaled Ali

Les candidats des "révolutionnaires"


Le premier tour des élections présidentielles ayant donné le résultat inattendu de la confrontation entre Mohamed Morsi, le candidat des Frères musulmans et Ahmed Chafik, le dernier premier ministre de Moubarak, les militants « pro-démocratie » se sont sentis dépossédés de « leur révolution ». Tous les moyens étaient alors bons pour recouvrer leur « bien » quels que soient les moyens utilisés.

 

Les candidats du second tour des présidentielles: Ahmed Chafik et Mohamed Morsi


Certains d’entre eux ont prôné le boycott du second tour pour délégitimer l’élection du futur président, alors que d’autres ont avancé une alliance avec les Frères musulmans moyennant quelques ententes. Mais la plus surprenante idée qui a émergé de la mythique place Tahrir est celle de l’arrêt du processus électoral et de la création d’un « conseil présidentiel civil » [5]. Cette proposition, antidémocratique voire purement réactionnaire, a fait couler beaucoup d’encre dans le pays et a alimenté de nombreux débats contradictoires. Suggérée par les trois candidats malheureux du premier tour (cités précédemment) et soutenue par le camp « révolutionnaire », elle proposait même, selon certains, l’incorporation du candidat de prédilection des jeunes cyberactivistes, Mohamed El Baradei. La déclaration commune rédigée par le triumvirat a été conjointement signée par de nombreux petits partis dits « progressistes » et le célèbre « Mouvement du 6 avril » [6] constitué de cyberactivistes qui ont été à l’origine de la révolte de la rue égyptienne [7].

Cette idée de « conseil », rejetée du revers de la main par Mohamed Morsi et sa confrérie, n’a pas fait long feu et a finalement périclité [8].

Mais comment expliquer que des militants qui se vantent d’être « pro-démocratie », qui ont combattu le régime autocratique de Moubarak, qui prônent la création d’un état de droit respectueux des institutions puissent appeler à l’arrêt d’un processus électoral, pierre angulaire de la démocratie, et à la constitution d’un conseil fantoche dès lors qu’ils sont désavoués par les urnes?

De quelle démocratie parle-t-on lorsqu’on accepte la candidature de Chafik, ancien cacique du régime honni, au lieu de s’y opposer quitte à ne pas prendre part aux élections si elle est maintenue, et puis ensuite vouloir changer les règles du jeu au cours de la partie?

Quelle légitimité aurait eu un conseil présidentiel formé par des candidats nettement battus au premier tour alors que ceux qui ont été démocratiquement désignés par la première élection présidentielle libre [9] du pays sont écartés?

Ou bien le camp « pro-démocratie » serait-il en train d’utiliser les techniques qu’il maîtrise le mieux, c'est-à-dire la mobilisation des foules sur la place Tahrir, pour imposer à l’Égypte son propre agenda, en faisant fi de la volonté du peuple qui s’est quand même manifestée contre eux à deux reprises?

Tiraillé entre l’état religieux de Morsi et l’état militaire de Chafik et arbitré par un camp « révolutionnaire » surfant sur une démocratie « de circonstance », l’avenir politique de l’Égypte est voué à d’évidentes dissensions.

À moins que, dans un sursaut patriotique, les forces politiques en présence ne s’en tiennent qu’aux résultats des urnes, mettent leurs intérêts partisans en veilleuse et s’attèlent à la construction d’un projet national rassembleur, centré sur le respect de chaque Égyptien et dans lequel le vivre-ensemble ne sera pas un vain mot.

Expurgée de ses autobus, de ses vendeurs en tous genres mais aussi de certains militants qui la squattent et qui pensent que la démocratie n’est bonne que lorsqu’elle donne raison à leur camp, la place Tahrir aura alors conquis ses lettres de noblesse.

 


Références

  1. Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », Éditions Michel Brûlé, Montréal (2011) ; Éditions Synergie, Alger (2012).
  2. Aimée Kligman, « Why is Gene Sharp credited for Egypt's revolution? », Examiner, 5 mars 2011, http://www.examiner.com/article/why-is-gene-sharp-credited-for-egypt-s-revolution
  3. Benjamin Barthe, « La grande solitude des progressistes », Le Monde, 2 décembre 2011, http://egypte.blog.lemonde.fr/2011/12/02/la-grande-solitude-des-progressistes/
  4. Ahmed Bensaada, « Égypte : la grande désillusion des révoltés de la place Tahrir », Le Quotidien d’Oran, 7 juin 2012, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=181:egypte-la-grande-desillusion-des-revoltes-de-la-place-tahrir&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119
  5. Courrier International, « Le futur président déjà contesté », 6 juin 2012, http://www.courrierinternational.com/article/2012/06/06/le-futur-presidentdeja-conteste
  6. Essafir, « Les forces révolutionnaires pressent Chafik et ne s’entendent pas avec Morsi », 5 juin 2012, http://m.assafir.com/content/1338856395354954700/first
  7. Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », Op. Cit.
  8. Nile International, « Égypte: Le PLJ rejette la création d’un conseil présidentiel », 4 juin 2012, http://www.nileinternational.net/fr/full_story.php?ID=48733
  9. De l’avis de tous les observateurs, et même de celui du  camp « révolutionnaire » avant la promulgation des résultats.

 


Cet article a été publié le 14 juin 2012 dans les colonnes du "Quotidien d'Oran"

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