Les États-Unis et le « printemps arabe »

 

Le 7 octobre dernier, le président Obama recevait pour la première fois dans le Bureau ovale un chef de gouvernement post-« printemps arabe ». Il s’agissait du Premier ministre tunisien Béji Caïd Essebsi qui a eu droit à tous les honneurs et à des déclarations dithyrambiques sur « le soulèvement populaire contre le régime Ben Ali ».

Qui aurait cru, il y a juste quelques mois, qu’un politicien de 85 ans, ancien ministre bourguibien et, de surcroît, ancien président de la chambre des députés sous Ben Ali puisse être le digne représentant de la jeunesse tunisienne férue de nouvelles technologies qui a ébranlé 23 ans de pouvoir autocratique?

En fait, cette réception n’est probablement que l’épilogue d’un long travail de fond mené de main de maître par l’administration américaine, non seulement en Tunisie, mais aussi dans tous les pays arabes.

 

Les organismes d’« exportation de la démocratie »

Les États-Unis disposent d’un réseau complexe d’organismes spécialisés dans l’exportation de la démocratie et des droits de l’homme. Ces agences financent et appuient des organisations non gouvernementales (ONG) implantées dans de nombreux pays dans le monde et en particulier dans le monde arabe. Très souvent, les liens entre l’État, la politique, l’argent et l’espionnage sont tellement étroits qu’il est à se demander comment il se fait que certains de ces organismes américains sont dits « non gouvernementaux » ou à « but non lucratif». Les plus emblématiques d’entre eux sont eux-mêmes financés par l’administration américaine. À titre d’exemple, citons l’United States Agency for International Development (USAID), la National Endowment for Democracy (NED), l’International Republican Institute (IRI), le National Democratic Institute for International Affairs (NDI), et la Freedom House (FH). D’autres sont financés par des capitaux privés comme l’Open Society Institute (OSI), fondation de George Soros, le célèbre milliardaire américain et illustre spéculateur financier [1].

Il a été démontré que tous ces organismes ont été impliqués dans les « révolutions colorées » qui ont secoué la Serbie (2000), la Géorgie (2003), l’Ukraine (2004) et le Kirghizistan (2005) [2, 3].

Toutes ces organisations sont actuellement partie prenante de ce qui semble être une énergique « promotion américaine de la démocratie » dans un très grand nombre de pays et en particulier ceux de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA —Middle East and North Africa). Leur rôle consiste à financer, entraîner, appuyer et conseiller des mouvements dissidents des pays visés afin qu’ils puissent déstabiliser et renverser les gouvernements en place avec une approche non violente selon la théorie de Gene Sharp [4].

En plus du travail de fond et de longue haleine de ces organismes, les États-Unis ont montré qu’ils pouvaient intervenir militairement pour « imposer » la démocratie, comme dans le cas de la Libye. Pour cela, ils s’allient à d’autres pays occidentaux, utilisent de concert les rouages de l’ONU et agitent l’épouvantail de la Cour pénale internationale (CPI), dont ils ne sont d’ailleurs pas signataires.

 

Les nouvelles technologies

En plus de financer les ONG de la région MENA, les organismes américains d’exportation de la démocratie forment aux nouvelles technologies les cyberdissidents de ces pays. Pour cela, ils utilisent des entités comme l’ « Alliance of Youth Movements » (devenu Movements.org depuis) qui se définit comme une organisation américaine à but non lucratif (d’après le site) qui affiche clairement sa mission : i) identifier des cyberactivistes dans des régions d’intérêt ; ii) les mettre en contact entre eux, avec des experts et des membres de la société civile ; et iii) les soutenir en les formant, en les conseillant et en leur procurant une plateforme pour initier les contacts et les développer dans le temps.

Parmi les fondateurs de Movements.org, on trouve Jared Cohen, ancien conseiller de Condoleezza Rice et de Hillary Clinton et actuel directeur de Google Ideas, et Jason Liebman, qui a travaillé pour le Département d’État, le Département de Défense et Google82. De plus, le directeur exécutif de l’AYM, David Nassar, a dirigé des programmes au Moyen-Orient pour le compte du NDI, de la USAID et de l’IRI [5].

Les conférences annuelles organisées par l’AYM sont commanditées, entre autres, par le Département d’état américain et des compagnies comme Google, Facebook et Youtube.

D’autre part, afin de permettre aux cyberdissidents de contourner l’inévitable censure étatique, le gouvernement américain finance (directement ou indirectement) des compagnies qui conçoivent les logiciels de contournement. L’exemple patent de ce type d’outil est le logiciel TOR qui est mis gratuitement à la disposition des cyberactivistes. Développé par une compagnie américaine basée au Massachusetts, il permet la navigation anonyme sur Internet. « La mission de TOR est de permettre à des personnes d’exprimer leurs opinions de manière sécuritaire ou de partager de l’information dans les pays totalitaires », affirme une représentante de TOR [6]. Et ce n’est pas tout. Le Département d’État américain finance, conjointement avec Google, des projets plus ambitieux comme « Commotion » qui permettra de créer des réseaux sans fil à haut débit « 100% » autonomes [7].

Finalement, il est de plus en plus évident que l’administration américaine possède des relations « privilégiées », et ce depuis plusieurs années, avec les médias sociaux comme Google, Facebook, Twitter et Youtube. Des câbles Wikileaks ainsi que différentes interventions du Département d’État tendent à prouver l’existence d’une collusion entre eux [8, 9].

 

Le printemps arabe

La Tunisie est le premier pays à avoir connu son « printemps ». La révolte née de l’immolation de feu Mohamed Bouazizi a enflammé le pays. La chute du régime Ben Ali a été accélérée voire causée par l’utilisation judicieuse des médias sociaux malgré la surveillance et le contrôle étatique, si bien que des activistes « vedettes » ont vu le jour. Citons à titre d’exemple Slim Amamou, Lina Ben Mhenni ou Sami Ben Gharbia. Le premier cité a occupé les fonctions de Secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports pendant plus de quatre mois après la fuite de Ben Ali. À la suite de sa démission de ce poste, il a reconnu lui-même avoir été « aidé » par des organismes américains dans une déclaration filmée qui fera date [10].

Slim Amamou a été en contact, et cela pendant quelques années, avec de nombreux cyberdissidents du monde arabe. En mai 2009, par exemple, il a assisté à deux ateliers organisés au Caire : l’un par le gouvernement américain et l’autre par l’Open Society Institute de George Soros. Une semaine durant, il a côtoyé les activistes égyptiens, en compagnie d’autres cyberdissidents tunisiens, ce qui leur a permis d’échanger moult conseils sur les méthodes de contournement de la censure [11].

Les relations entre les États-Unis et la Tunisie ne se sont pas estompées après la fuite du président déchu, bien au contraire. Quelques jours à peine après cet historique évènement, des personnalités de haut rang sont venus « visiter » la Tunisie, comme Mme Clinton ou le sénateur McCain. De mémoire de Tunisien, jamais pareille « bousculade » au portillon de Tunis n’a été observée [12]. On a aussi appris récemment que des représentants syndicaux influents, subventionnés par le Solidarity Center, ont rencontré leurs homologues tunisiens de l’UGTT[13]. Notons, ici, que le  Solidarity Center est une branche syndicale financée par la NED et impliquée dans l’aide étrangère américaine. Et tout cela sans parler des promesses de Mme Clinton lors d’un voyage précoce à Tunis (16-17 mars 2011) : l’implication de Microsoft dans le soutien « des groupes qui œuvrent dans le secteur des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’éducation civique [] » et celle de la compagnie américaine pour l’investissement privé à l’étranger (Overseas Private Investment Corporation, OPIC) [14].  Fin juin, des représentants de General Electric, Boeing, Coca-Cola, Marriott et Dow ont effectué une visite pour y discuter de perspectives d’investissement [15].

De l’avis de tous les observateurs, les activistes du « mouvement du 6 avril » ont joué un rôle prépondérant dans la chute du régime Moubarak. Comme en Tunisie, de nombreux cyberactivistes ont connu une certaine célébrité durant les évènements qui ont secoué la rue égyptienne. Citons, à titre d’exemple, Ahmed Maher, Adel Mohamed, Israa Abdel Fattah et Wael Ghoneim. Ce dernier est chef du marketing chez Google (coïncidence?) pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, basé à Dubaï. Ahmed Maher, de son côté, a reconnu avoir été formé en 2009 (avec d’autre dissidents) à la lutte non violente selon la théorie de Gene Sharp. Cette formation a été assurée par les activistes serbes de CANVAS (Center for Applied Non Violent Action and Strategies) qui est un centre pour jeunes « révolutionnaires » créé et financé par les organismes américains d’ « exportation de la démocratie » [16].  L’adoption du logo du mouvement dissident serbe OTPOR (poing fermé), l’utilisation du slogan court « Irhal » et la fraternisation avec les forces de l’ordre sont quelques exemples des méthodes d’action non-violente enseignées par CANVAS.

D’autres groupes d’opposition égyptiens ont été financés par des organismes américains. Citons par exemple le parti « El Ghad » dont le secrétaire général Wael Nawara a admis avoir été financé par, entre autres, la NED, l’IRI et  la NDI ou le mouvement « Kifaya » qui est soutenu par Freedom House [17].

Certaines sources bien informées affirment que l’administration Obama dépense environ 20 millions de dollars par an en Égypte « pour la promotion de la démocratie et de la bonne gouvernance » [18].

Selon le Washington Post qui a analysé une série de câbles Wikileaks concernant la Syrie, les États-Unis ont financé en secret l’opposition syrienne depuis 2006. Les dissidents syriens exilés regroupés sous la bannière du « Mouvement pour la justice et le développement » ont reçu quelques 6 millions de dollars pour financer une chaine de télévision ainsi que pour diverses « activités » antigouvernementales à l’intérieur de la Syrie. Ces financements ont commencé sous l’administration Bush et ont continué sous celle d’Obama au moins jusqu’en septembre 2010. D’autre part, un télégramme de l’ambassade des États-Unis à Damas révèle qu’une somme de 12 millions de dollars a été versée de 2005 à 2010 au volet syrien d’un programme du Département d’État nommé « Initiative de partenariat pour le Moyen-Orient » (Middle East Partnership Initiative) [19].

En Libye, la théorie de la non-violence n’a pas fait long feu. Bien que tout avait commencé par une page Facebook " Free Libya" et des appels à manifester pacifiquement, la situation a rapidement dégénéré et s’est transformée en guerre civile où les « rebelles » ont bénéficié de l’aide d’une coalition de pays dont les États-Unis. Sous mandat de l’ONU (dont le cadre à été largement dépassé), cette coalition a utilisé la force de frappe de l’OTAN pour bombarder systématiquement les positions des forces gouvernementales pro-Kadhafi.

Le Front national pour le salut de la Libye (FNSL), une des composantes de la rébellion libyenne a été formé en 1981, au Soudan, par le colonel Jaafar Noumeiri, ancien dictateur du Soudan (1977-1985). Selon certaines sources, le FNSL aurait été financé par certains pays occidentaux et arabe, mais aussi par la CIA [20]. Leur plus récent congrès a d’ailleurs eu lieu en 2007, aux États-Unis.

La guerre civile en Libye n’est pas encore finie, mais tous les spécialistes s’accordent à dire que les drones américains ont joué un rôle décisif, en particulier dans la prise de la ville de Tripoli.  Le 20 septembre dernier, le président Obama rencontrait pour la première fois le chef du Conseil national de transition (CNT) libyen. Il lui déclara : « la Libye représente une leçon sur ce que la communauté internationale peut réussir lorsque nous sommes solidaires » [21].

Certes, ce ne sont pas les États-Unis qui ont provoqué le « printemps arabe ». Les révoltes qui ont balayé la rue arabe sont une conséquence de l’absence de démocratie, de justice sociale et de confiance entre les dirigeants et leur peuple.

Cependant, l’implication américaine dans ce processus n’est pas anodine, loin de là. Les sommes investies, les formations offertes, l’engagement militaire et les gesticulations diplomatiques de haut niveau le confirment. Et comme la politique étrangère des États-Unis n’a jamais été un modèle de philanthropie, faut-il s’attendre à ce que les Américains aient leur mot à dire dans la conduite des affaires politiques et économiques des pays arabes « libérés » ?

 

Références

1- Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », Éditions Michel Brûlé,  Montréal (2011), pp. 27-35.

2- G. Sussman et S. Krader, « Template Revolutions : Marketing U.S. Regime Change in Eastern Europe », Westminster Papers in Communication and Culture, University of Westminster, London, vol. 5, n° 3, 2008, p. 91-112, http://www.westminster.ac.uk/__data/assets/pdf_file/0011/20009/WPCC-Vol5-No3-Gerald_Sussman_Sascha_Krader.pdf

3- Manon Loizeau, « États-Unis à la conquête de l’Est », 2005. Ce documentaire peut être visionné à l’adresse suivante : http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=120:arabesque-americaine-chapitre-1&catid=37:societe&Itemid=75

4- Ahmed Bensaada, « Libye : les limites de la théorie de la non-violence », El Watan, 2 octobre 2011, p.11, http://www.calameo.com/read/000366846d13cad04ca46

5- Alliance of Youth Movements, « Attendee Biography », Sommet 2010, http://www.movements.org/pages/the-summit#2010

6- Laura Onstot, « Jacob Appelbaum, WikiLeaks Researcher Detained By Feds, Defended by His Employer », Seattle Weekly, 3 août 2010, http://blogs.seattleweekly.com/dailyweekly/2010/08/employer_defends_seattle-based.php

7- Yves Eudes, « Commotion, le projet d'un Internet hors de tout contrôle », Le Monde,  30 août 2011, http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/08/30/commotion-le-projet-d-un-internet-hors-de-tout-controle_1565282_651865.html

8- Le Monde, « Google, les États-Unis et l’Égypte », Le Monde,  3 février 2011, http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/02/03/google-les-etats-unis-et-l-egypte_1474508_651865.html

9- Technaute, « Iran : Washington intervient auprès de Twitter », AFP, 18 juin 2009,   http://technaute.cyberpresse.ca/nouvelles/internet/200906/16/01-876173-iran-washington-intervient-aupres-de-twitter.php

10- Algérie-Focus, « Interview de Slim404, le blogueur tunisien devenu ministre », 28 juin 2011,   http://www.youtube.com/watch?v=t9nr-TMKx1c&feature=player_embedded

11- Evgeny Morozov, « Facebook and Twitter are just places revolutionaries go », The Guardian, 7 mars 2011, http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2011/mar/07/facebook-twitter-revolutionaries-cyber-utopians

12- Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », Op. Cit., p.89.

13- David Walsh, « De la Tunisie à « Occupons Wall Street » : Qui est Stuart Appelbaum de l’AFL-CIO? », Mondialisation.ca, 12 octobre 2011, http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=27035

14- TAP, « Hillary Clinton : " Les Tunisiens ont montré au monde que le changement pacifique est possible" », Tunisie numérique, 17 mars 2011, http://www.tunisienumerique.com/2011/03/hillary-clinton-les-tunisiens-ont-montre-aumonde-que-le-changement-pacifique-est-possible/

15- AFP, « Tunisie: Obama reçoit Caïd Essebsi, se dit "rassuré par les progrès" du pays », Le Parisien,  7 octobre 2011, http://www.leparisien.fr/flash-actualite-monde/tunisie-obama-recoit-caid-essebsi-se-dit-rassure-par-les-progres-du-pays-07-10-2011-1643071.php

16- Ahmed Bensaada, « Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe : le cas de l'Égypte », Mondialisation.ca, 24 février 2011, http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=23365

17- Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », Op. Cit., pp. 54-55.

18- RT America, « US dollars fight to fund popular movements abroad », 14 janvier 2011, http://rt.com/usa/news/usa-funding-movements-abroad/

19- Craig Whitlock, « U.S. secretly backed Syrian opposition groups, cables released by WikiLeaks show », Washington Post, 17 avril 2011, http://www.washingtonpost.com/world/us-secretly-backed-syrian-opposition-groups-cables-released-by-wikileaks-show/2011/04/14/AF1p9hwD_story.html

20- David Rothscum Reports, « World cheers as the CIA plunges Libya into chaos », 2 mars 2011, http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=23474

21- Le Point, « Libye : Barack Obama salue un "nouveau chapitre" de l'histoire du pays », 20 septembre 2011, http://www.lepoint.fr/monde/libye-barack-obama-salue-un-nouveau-chapitre-de-l-histoire-du-pays-20-09-2011-1375546_24.php

 


Cet article a été publié (en français) dans la revue Politis (n°2, pp. 59-61, Octobre-Novembre 2011)

et en italien sur:

  • OSSIN (Merci à Nicola Quatrano)