Libye : les limites de la théorie de la non-violence de Gene Sharp

 

Philosophe et politologue américain, Gene Sharp est l’auteur de l’ouvrage « De la dictature à la démocratie », livre de chevet depuis près de deux décennies de tous les activistes du monde non-occidental rêvant de renverser des régimes jugés autocratiques. Ancien professeur émérite à l’université du Massachussetts et chercheur à Harvard, il rédigea la première mouture de son « manuel du parfait dissident » en 1993, version destinée aux opposants birmans de Thaïlande. Actuellement, ce livre est disponible en 25 langues différentes (dont l’arabe) et ce, gratuitement téléchargeable sur Internet [1].

 

La théorie

Dans cet ouvrage, Gene Sharp décrit les 198 méthodes d’actions non violentes susceptibles d’être utilisées dans les conflits en vue de renverser les régimes en place. Parmi elles, notons la fraternisation avec les forces de l’ordre, les défilés, les funérailles massives en signe de protestation, les messages électroniques de masse, les supports audiovisuels, les actes de prière et les cérémonies religieuses, l’implication dans le nettoyage des places publiques et des endroits qui ont été la scène de manifestations, l’utilisation de slogans forts (comme le « Dégage » ou « Irhal »), des logos (comme le poing fermé), des posters avec les photographies des personnes décédées lors des manifestations et une certaine maîtrise de l’organisation logistique [2].

 

La mise en pratique

Pour mettre en pratique ses idées, Gene Sharp crée, en 1983, l’Albert Einstein Institution et se fait « aider » par Robert Helvey, un ancien colonel de l’armée américaine, spécialiste de l’action clandestine et doyen de l’École de formation des attachés militaires des ambassades américaines. Considéré par plusieurs observateurs comme un membre actif de la CIA [3], Helvey fut en charge de la formation, entre autres, des jeunes dissidents serbes du mouvement « Otpor » (« Résistance » en serbe) qui a été à l’origine de la chute du régime de Slobodan Milosevic en 2000. Fort de ce succès, ces dissidents fondèrent le « Center for Applied Non Violent Action and Strategies » (CANVAS), sous la direction d’un de leur leader, Srdja Popovic. Ce centre est spécialisé dans la formation à la lutte non violente des révolutionnaires en herbe à travers le monde.

Cette brillante application des théories de Gene Sharp fut suivie par d’autres succès retentissants : Géorgie (2003), Ukraine (2004) et Kirghizistan (2005). C’est ce qu’on a appelé les révolutions colorées à cause des noms avec lesquels elles ont été baptisées : rose, orange, tulipe, etc.

Il a été démontré de manière claire que les révolutions colorées (ainsi que CANVAS) ont été financées par des organismes américains spécialisés dans l’ « exportation de la démocratie ». Ces organismes, subventionnés par l’administration américaine, sont l’United States Agency for International Development (USAID), la National Endowment for Democracy (NED), l’International Republican Institute (IRI), le National Democratic Institute for International Affairs (NDI), et la Freedom House (FH). On peut ajouter à cette liste l’Open Society Institute (OSI), fondation de George Soros, le célèbre milliardaire américain et illustre spéculateur financier [4].

Rappelons, d’autre part, que le conseil d’administration de l’IRI est présidé par le sénateur John McCain, le candidat républicain à la présidentielle américaine de 2008.
Le modus operendi de ces révolutions a été détaillé par plusieurs auteurs et a fait l’objet de reportages très détaillés dont celui de Manon Loizeau [5]. Voici ce que dit, en 2010, Pierre Piccinin, professeur d’histoire et de sciences politiques : « Les "révolutions colorées" [...] ont toutes mis en oeuvre la même recette : un groupuscule organisateur est financé par l’étranger et soutenu logistiquement (ordinateurs, abonnements à internet, téléphones portables...). Formé par des professionnels de la révolution, sous le couvert d’ONG sensées promouvoir la démocratie, telle la célèbre Freedom House, il arbore une couleur et un slogan simple. Ensuite, ce groupe crée l’événement, relayé par les médias nationaux et étrangers et mobilise le plus de monde possible : par un militantisme acharné, centré sur la capitale, les manifestations donnent l’impression que la population est majoritairement favorable au changement. La « révolution » éclate alors, à l’occasion d’une échéance électorale dont les résultats sont contestés par cette opposition créée de toutes pièces. Le but : se débarrasser d’un gouvernement hostile et le remplacer par des leaders amis » [6].

 

Iran 2009 : les prémices du « printemps arabe »

Les évènements qui ont secoué la rue iranienne pendant l’été 2009 ont été riches en enseignements. En effet, le mode opératoire connu et appliqué durant les révolutions colorées s’est enrichi de plusieurs outils d’une efficacité redoutable. Primo, il y a eu l’utilisation méticuleuse des réseaux sociaux pour la mobilisation des activistes iraniens et le drainage instantané d’informations à travers la toile. Twitter, Facebook, Youtube et autres médias sociaux ont enflammé la blogosphère en démontrant leur force de frappe.

Secundo, il y a eu le battage médiatique de l’administration américaine vantant et défendant le droit à l’utilisation des réseaux sociaux par les manifestants iraniens [7]. Cette implication est allée jusqu’à l’intervention directe auprès de certains réseaux sociaux américains pour permettre aux dissidents une utilisation optimale de ces outils. Notons au passage que ce droit « inaliénable » offert au Persans d’utiliser les médias sociaux lors des manifestations n’était même pas octroyé aux citoyens américains [8].

Tertio, il y a eu l’inestimable contribution des médias occidentaux conventionnels majeurs (surtout télévisuels) dans le matraquage médiatique et la diffusion d’informations pour la plupart non vérifiées ainsi que des vidéos de piètre qualité contrastant sévèrement avec les règles éthiques et esthétiques dont semblait éternellement se prévaloir ce type de médias. Ceux-là même qui avaient coutume de se confondre en excuses pour la moindre friture dans la bande sonore ou d’une menue imperfection dans la vidéo ont diffusé en boucle des séquences filmées à l’aide de téléphones portables de qualité telle qu’il était souvent difficile de savoir ce qu’elles représentaient. Très loin des standards professionnels, ce type de documents n’aurait jamais été diffusé s’il s’agissait de la couverture d’un autre évènement.

La diffusion quasi-instantanée de ces « reportages » amateurs et leur abondance soulèvent évidemment la question des relations étroites entre les cyberdissidents iraniens et les dirigeants des médias occidentaux et de leurs accointances. Ces cyberdissidents ont été formés par CANVAS comme l’indique la déclaration de son directeur exécutif, Srdja Popovic : « Nous sommes déjà intervenus auprès des activistes de 37 pays. Il y a eu des succès, comme en Géorgie en 2003 et en Ukraine en 2004, mais aussi des échecs, comme au Zimbabwe, en Biélorussie ou en Iran » [9].

 

Le « printemps arabe »

L’éclatant succès des révoltes populaires en Tunisie et en Égypte est certainement dû à une application pragmatique des méthodes d’actions non violentes de Gene Sharp. Ce dernier s’est même dit « émerveillé par la révolution égyptienne » [10].

Les jeunes activistes de ces deux pays (ainsi que ceux de plusieurs autres pays arabes) ont été formés aux nouvelles technologies par les organismes américains d’« exportation de la démocratie ». Ils ont participé à de nombreuses rencontres dont celles organisées par l’ « Alliance of Youth Movements » (AYM) en 2008, 2009 et 2010. Ces conférences ont été commanditées par le Département d’état américain et des compagnies comme Google, Facebook et Youtube. Parmi les prestigieux conférenciers, on pouvait compter Hillary Clinton et Jack Dorsey, le créateur et président de Twitter [11].

Des membres du « mouvement du 6 avril », principale organisation de la dissidence égyptienne ont reconnu avoir été formés par CANVAS durant l’été 2009. D’ailleurs, les militants de ce mouvement ont arboré le logo d’Otpor (le poing fermé) dans les pancartes et les banderoles utilisées durant les manifestations dans les rues du Caire et des autres villes d’Égypte [12].

Il va sans dire que les révoltes populaires dans ces deux pays se sont largement inspirées des expériences des révolutions colorées et de la révolte de la rue iranienne. Elles ont aussi bénéficié du développement des techniques de contournement de la censure étatique, de la géolocalisation des activistes lors de leur arrestation et des transmissions sécurisées des documents audiovisuels permettant de montrer le visage « inhumain » des régimes autocratiques.

 

Le cas libyen

Ce qui caractérise les révoltes populaires qui ont secoué les rues serbes, géorgiennes, ukrainiennes, kirghizes, iraniennes, tunisiennes et égyptiennes c’est la jeunesse des activistes. Dans les deux derniers cas, les manifestations ont été essentiellement menées et organisées par de jeunes cyberdissidents, férus de nouvelles technologies. En Libye, ce n’est pas du tout le cas.

Pourtant, tout avait commencé par une page Facebook et des appels à manifester pacifiquement comme ce fut le cas en Tunisie et en Égypte. On a vu des jeunes, des manifestations, des slogans et des vidéos bas de gamme. Même le point d’Otpor a été utilisé sur les médias sociaux encadré par un " Free Libya". Mais la situation a rapidement dégénéré s’éloignant des méthodes d’actions non violentes théorisées par Gene Sharp. En fait, le cas libyen présente des caractéristiques qui lui sont propres et se distingue nettement du reste des révoltes dont il a été question auparavant.

Premièrement, la jeunesse a rapidement disparu de la scène pour laisser place à des acteurs beaucoup plus à l’aise dans le maniement des kalachnikovs que dans les claviers d’ordinateurs. Trois composantes bien distinctes sont apparues au gré des événements. Tout d’abord, il y a le Front national pour le salut de la Libye (FNSL) formé en 1981 au Soudan par le colonel Jaafar Noumeiri, ancien dictateur de ce pays (1977-1985), et notoirement connu pour avoir été à la solde de la CIA. D’après certaines sources, le FNSL aurait été financé par l’Arabie Saoudite, les services secrets français et la CIA. Ce mouvement politique dissident a tenu son plus récent congrès aux États-Unis, en 2007.

Ensuite, viennent les anciens du régime tel Moustafa Abdeljalil, ancien ministre de la justice de Kadhafi et actuellement Président du Conseil national de transition (CNT). C’est celui-là même qui a confirmé par deux fois la condamnation à mort des infirmières bulgares alors qu’il était Président de la cour d’appel de Tripoli. D’ailleurs, c’est probablement pour le remercier que Kadhafi lui a octroyé le portefeuille de la justice.

Finalement, il y a les combattants islamistes comme ceux du Groupe islamique combattant libyen (GICL). L’un d’entre eux, Abdelhakim Belhadj, a récemment fait la une des journaux lors de la prise de Tripoli. Il fut emprisonné à Guantanamo avec, entre autres, Abou Soufian ben Qumu, un présumé membre d’Al-Qaïda qui, actuellement, est un notable combattant du CNT [13].

Deuxième particularité de la situation libyenne : l’apparition d’un "nouvel ancien" drapeau symbolisant la "révolution". L’utilisation massive, rapide et généralisée de cet étendard datant de la monarchie anté-khadafiste montre clairement que la révolte libyenne a été préparée longtemps à l’avance et n’attendait que l’occasion propice pour être mise en pratique. Le choix de ce drapeau est d’autant plus étrange que le CNT ne revendique pas le retour à un quelconque régime monarchique.

La troisième particularité, et probablement la plus discordante avec l’esprit d’un « printemps arabe », réside dans le fait que le CNT a fait appel à une ingérence étrangère directe via des institutions transnationales comme l’ONU, l’OTAN ou la Ligue arabe. À noter que c’est cette dernière qui a offert la légitimité aux deux autres. Cet interventionnisme politico-militaire occidental avec un soupçon de "colorant oriental" est vu par plusieurs observateurs comme ayant des relents néocoloniaux. Il est difficile de ne pas leur donner raison au vu du pilonnage massif du pays, de la destruction de ses infrastructures et de la présence de forces spéciales (essentiellement françaises et anglaises) pour guider les frappes aériennes et former les combattants amateurs du CNT [14]. De l’avis de Dominique de Villepin, ancien Premier ministre français, et même Gérard Longuet, actuel ministre français de la Défense, toutes ces actions ont largement dépassé le cadre donné par la résolution 1973 de l’ONU [15].

En définitive, l’action militaire étrangère en Libye ne s’est pas limitée à protéger des populations civiles, mais à armer, former, aider et favoriser une partie contre une autre. Dans quel but ? Alain Juppé, actuel ministre français des Affaires étrangères, a admis que le rôle proactif de la France dans le dossier Libyen était un "investissement pour l’avenir" : « Quand on m’interroge sur le coût de l’opération, le ministère de la Défense parle de 1 million d’euros par jour, je fais remarquer que c’est aussi un investissement sur l’avenir » [16]. M. Juppé n’a pas précisé de l’avenir de quel pays il s’agissait, mais les journaux nous ont appris que la France avait négocié la part du lion avec le CNT : 35% de tous les contrats pétroliers libyens en guise de récompense pour l’engagement de la France auprès des rebelles libyens [17].

De l’analyse des révoltes du « printemps arabe », deux leçons peuvent être tirées. La première est que les pays occidentaux peuvent contribuer à changer les régimes et les gouvernements arabes avec un risque quasi-nul de pertes humaines et un investissement très rentable. En Libye, par exemple, le nombre de personnes tuées depuis le début du conflit est estimé à environ 50 000 [18] alors que les pertes occidentales sont nulles malgré les dizaines de milliers de frappes aériennes des forces de l’OTAN [19]. D’autre part, Gérard Longuet a mentionné que le coût total de l’opération en Libye pour la France pourrait être estimé à 320 millions d’euros au 30 septembre 2011 [20]. Des broutilles si on compare ces chiffres avec, par exemple, le coût de l’intervention occidentale en Irak et en Afghanistan où les pertes en vies humaines des coalisés et leurs investissements ont été beaucoup plus conséquents. Avec le « printemps arabe », le concept de guerre « low cost » vient d’être inventé. Évidemment, le faible coût est pour les Occidentaux et non pour les Arabes.

La seconde leçon à méditer est que les pays occidentaux peuvent passer, sans états d’âme, d’une approche non-violente à la Gene Sharp à une guerre ouverte sous l’égide de l’ONU avec les moyens militaires de l’OTAN, tout en brandissant, de temps à autres, l’épouvantail de la Cour pénale internationale (CPI).

Mais tout ceci n’est possible qu’avec l’existence, dans les pays arabes, d’un « terreau fertile » à la déstabilisation. Ce terreau est constitué de femmes et d’hommes qui ont perdu confiance en leurs dirigeants dont la pérennité maladive ne laisse entrevoir aucune lueur d’espoir. Pour eux, la fin justifie les moyens.

C’est la réelle ouverture démocratique, la lutte contre la corruption et l’enrichissement illicite ainsi que l’alternance au pouvoir dans le monde arabe qui pourra faire en sorte que ce terreau fertile soit, au contraire, utilisé pour l’édification de sociétés justes et progressistes, participant de manière active à l’essor civilisationnel mondial.

C’est à ce prix que Gene Sharp et ses théories seront relégués aux oubliettes de l’histoire.

 

Références

1. Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », Éditions Michel Brûlé, Montréal (2011).

2. Ibid.

3. F. William Engdahl, The Market Oracle, « Burma Regime Change - The Geopolitical Stakes of the Saffron Revolution », 15 octobre 2007, http://www.marketoracle.co.uk/Article2453.html

4. Ian Traynor, « US campaign behind the turmoil in Kiev », The Guardian, 26 novembre 2004, http://www.guardian.co.uk/world/2004/nov/26/ukraine.usa

5. Manon Loizeau, « Les États-Unis à la conquête de l’Est », 2005. Ce documentaire peut être visionné à l’adresse suivante : http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&am...

6. Pierre Piccinin, « Kirghizistan - La "révolution tulipe" vire au rouge ! », 16 avril 2010, http://pierre.piccinin-publications.over-blog.com/article-ki...

7. Ahmed Bensaada, Géostratégie, « Téhéran-Gaza : la différence médiatique », 3 juillet 2009, http://www.geostrategie.com/1724/teheran-gaza-la-difference-...

8. Ahmed Bensaada, Le Quotidien d’Oran, « L’Occident, les réseaux sociaux et les révoltes populaires », 18 août 2011, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&am...

9. Julie Zaugg, L’Hebdo, « A l’école de la révolution », 11 mai 2011, http://www.hebdo.ch/a_lecole_de_la_revolution_102803_.html

10. Catherine Frammery, Le Temps, « A Gene Sharp, les révolutionnaires reconnaissants », 18 mars 2011, http://www.aeinstein.org/media/LeTemps_20110318.pdf

11. Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », op. cit.

12. Ahmed Bensaada, Mondialisation, « Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe : le cas de l’Égypte », 24 février 2011, http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=23...

13. Rod Nordland et Scott Shane, New York Times, « Libyan, Once a Detainee, Is Now a U.S. Ally of Sorts », 24 avril 2011, http://www.nytimes.com/2011/04/25/world/guantanamo-files-lib...

14. Isabelle Lasserre, Le Figaro, « Le rôle crucial mais discret des forces spéciales », 25 août 2011, http://www.lefigaro.fr/international/2011/08/25/01003-201108...

15. Le Parisien.fr, « Pour Villepin, on dépasse le cadre de la résolution de l’ONU », 14 avril 2011, http://www.leparisien.fr/intervention-libye/pour-villepin-on...

16. Le Nouvel Observateur, « L’intervention française en Libye, un "investissement sur l’avenir", assure Juppé », 27 août 2011, http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/politique/20110827....

17. Vittorio de Filippis, Libération, « Pétrole : l’accord secret entre le CNT et la France », 1er septembre 2011, http://www.liberation.fr/monde/01012357324-petrole-l-accord-...

18. Le Point.fr, « Le conflit a fait 50000 morts, dit le pouvoir intérimaire libyen », 30 août 2011, http://www.lepoint.fr/fil-info-reuters/le-conflit-a-fait-500...

19. Le Figaro.fr, « Libye : 27% des raids sont américains », 23 août 2011, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2011/08/23/97001-20110823F...

20. Le Monde.fr, « La guerre en Libye aura coûté 320 millions d’euros, selon Longuet », 6 septembre 2011, http://www.lemonde.fr/libye/article/2011/09/06/la-guerre-en-...

 


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Commentaire très intéressant publié par M. Johann Lecocq à la suite de mon article sur "Le Grand Soir":

 

Bonsoir,

l’article aborde un sujet fort intéressant, je trouve toutefois qu’il ne va pas assez loin dans l’analyse des exemples cités. Quelques précisions s’imposent à mon goût. Selon moi, les limites de la théorie de Sharp se trouvent plus en Egypte et en Tunisie qu’en Libye. Je m’explique :

Si l’on prend les derniers exemples de révolutions colorées, le succès US était plutôt assez net dans la plupart des cas, sauf en Iran ou la révolution n’a pas abouti. Dans les autres cas, le renversement du pouvoir en place et la mise en place d’un pouvoir plus favorable aux USA a suffisamment contenté les populations qui avaient été entrainées dans cette tromperie qu’est leur pseudo-libération par la simpliste démocratie à l’occidentale (je ne connais pas tous les cas, mais si certains ont des contre-exemples documentés, ça m’intéresse).

Dans les cas Egyptien et Tunisien, les pouvoirs en place étaient plutôt bien appréciés des USA, même si les tensions entre le fils Mubarak (prétendant à la succession) et l’armée (extension de l’US Army au proche Orient) devaient bien initier quelques craintes de la part des USA, mais sans plus. Les USA n’avaient donc pas d’intérêt particulier à impulser un changement de régime dans ces pays. Par contre, voyant que le mécontentement populaire dans ces pays allait forcément aboutir à des contestations fortes qui au plus, allaient retourner le régime, et au moins, allaient donner à travers les violentes répressions nécessaires face à un peuple au bord du désespoir et donc prêt à tout, une image fort néfaste à un de leur protégé et donc de leur politique internationale, les USA ont préféré prendre les devants.

Ils ont donc prévenu, pour ne pas devoir guérir. Via les techniques et institutions issues de la théorie de Sharp, ils ont préparé des pions prêts à intervenir et à entrainer un mouvement populaire dans un sens modéré qui ne mette pas en danger les intérêts américains tout en mettant en place un système démocratique qui rendrait plus facile la justification du soutien à ces régimes. Tout changer pour que rien ne change. Quand ça a éclaté, les pions ont été placés, et les changements radicaux ont été évités. C’est là qu’on en est aujourd’hui d’un point de vu technique. Sauf qu’en Tunisie et en Egypte (encore plus en Egypte il me semble) les populations ne sont pas prêtes à en rester là.

C’est là que la théorie de Sharp risque de trouver ses limites. Les aspirations du peuple sont bien plus profondes, enracinées, radicales, pour se contenter d’une démocratie formelle sans que rien ne change. A ce moment précis, les USA réalisent que la stratégie d’attisement des révolutions type Sharp peut aussi aboutir à un incendie hors de contrôle, comme l’exprime Manlio DINUCCI dans l’article publié aujourd’hui sur LGS. C’est pour ça qu’on observe aujourd’hui des tentatives de temporisation électorales dans ces deux pays en espérant qu’avec le temps va, tout s’en aille, et que les gens acceptent finalement des élections à la mode européenne (choix entre la droite et la droite) ou sous le spectre des extrêmes (allégeance aux USA ou aux Salafistes - d’ailleurs sous influence US en Egypte au moins), sans réelle alternative en tout cas. Et pendant ce temps, on s’assure également de mettre hors d’état de nuire le panarabe Kadhafi.

Mais les Egyptiens et Tunisiens n’ont rien à perdre et leurs révolutions ne font que commencer, ils viennent à peine de prendre la bastille... et le "Sharpisme" aura connu des horizons plus brillants.

Dans le cas Libyen, la non-violence n’était qu’une étape médiatique nécessaire. On ne peut d’ailleurs pas être certains qu’elle ait jamais existé. Le plan était dès le départ celui d’une guerre civile violente car dans ce cas, le terreau fertile dont parle l’auteur de l’article n’était justement pas présent. Les Libyens aiment leur guide, et la démocratie, sous une autre forme également discutable, existait déjà (la jamahiriya est "l’état des masses", un système de démocratie directe locale, mais où une partie des décisions à échelle nationale, considérées par Kadhafi comme ne nécessitant pas d’être discutées car allant dans le sens de l’intérêt général selon lui, étaient prises uniquement en haut lieu). De plus, le niveau de vie était respectable et les avantages sociaux et économiques pour le moins enviables évitaient le risque de contestation de sa politique nationale et du léger manque de libertés individuelles.

La seule solution était donc de se baser sur des minorités restées depuis le début dans l’opposition, pour provoquer un conflit armé qui justifierait l’intervention militaire occidentale en faisant passer le peuple pour une victime du régime, alors qu’il en était le principal soutien.

Ces milieux restés dans l’opposition étaient ceux, concentrés principalement en Cyrénaique, qui descendent directement des milieux qui soutenaient la monarchie d’Idris et Sanoussi, monarque très religieux et très attaché à la Cyrénaique d’où la confrérie Sénoussia avait mené le combat pour l’indépendance contre les Italiens, avant d’être mis au pouvoir sous tutelle britannique après la guerre. Et c’est contre ce pouvoir monarchique et fortement religieux, inféodé économiquement à l’occident et incapable de se positionner aux côtés de ses frères arabes lors de la guerre avec Israël en 67, que Kadhafi a produit sa révolution en 69. Aujourd’hui, cette région est restée très islamiste tandis que Kadhafi, tout en basant sa philosophie sur une analyse de fond du Coran, avait balayé les interprétations liberticides et autres hérésies infondées de l’islam. La confrontation n’était donc pas nouvelle. Elle s’était même renforcée au début des années 2000 sous la pression occidentale, lors de la forte répression des mouvements islamistes qu’abritait la Cyrénaique. Elle était également présente en toile de fond de l’affaire des infirmières Bulgare, affaire survenue en Cyrénaique et qui a mis Kadhafi dans un certain embarra en obligeant Tripoli à s’en saisir.

Après les avoir jadis soutenus pendant et après guerre, puis pointé du doigt au début de la "guerre contre le terrorisme", obligeant Kadhafi à les réprimer pour faire bonne figure, l’occident s’est maintenant servi de ces mêmes islamistes pour faire germer et accompagner jusqu’à Tripoli la "rébellion" Libyenne. On peut dire qu’on est très loin de Sharp. L’occident s’est tout simplement servi d’un terreau minoritaire, mais bien fertile, qu’il entretient depuis bien longtemps.

C’est même assez incroyable de voir la perfidie des retournements de vestes de l’occident au sujet de ces mouvements libyens à tendance islamiste, et la manière dont Kadhafi a du manoeuvrer face à eux sous pression occidentale, jonglant avec une opposition sensible qui a fini par l’attaquer peu après qu’il en ait gracié un bon nombre. Les dirigeants du tiers-monde devraient en prendre de la graine. Je pense notamment à Chavez qui collabore avec l’appareil soi-disant antiterroriste Colombien pour faire bonne figure comme Kadhafi l’avait fait plus tôt, avant de s’en prendre plein la gueule malgré tout.

Mais vous me direz, cela n’est qu’un exemple de plus du bon usage du fondamentalisme islamique par l’occident, comme on l’a déjà vu pour les Talibans, ou encore les frères musulmans, mis en place par les Britanniques pour lutter contre le communisme en orient.

Enfin, pour conclure sur la comparaison avec l’Egypte et la Tunisie, il est bon de rappeler une hypothèse qui me semble fort juste, celle d’une volontaire déstabilisation de la région, justement après les "révolutions" tunisienne et égyptienne, pour éviter que Kadhafi ne fasse le lien entre ces révolutions. En effet, les aspirations profondes de ces mouvements populaires portent en elles la critique de l’impérialisme occidental en même temps que celle de l’islamisme fondamentaliste (sic - même si je l’ai utilisé plusieurs fois, je trouve en fait que l’islamisme de Kadhafi se rapproche beaucoup plus des fondements du coran, et est franchement plus sain). Le lien avec la Libye était alors évident, et le rêve panarabe antisioniste de Kadhafi, qu’il commençait à abandonner au profit du panafricanisme, dépité par l’ineptie des gouvernements arabes, pouvait renaître au grand dam des occidentaux.

En tout cas, pour en revenir à l’article, préparation de non-violents en mode Sharp ou réactivation de contacts islamistes établis de longue date, il semble que l’anticipation de situations complexes soit bien prise en charge par l’OTAN, de sorte à verrouiller tout mouvement suspect, mais je doute que cela suffise quand l’incendie devient hors de contrôle et que les fronts se multiplient et les situations se complexifient. Cela permet au moins de maintenir une certaine confusion bien utile aux médias pour maintenir les masses occidentales en léthargie politique, pour l’instant en tout cas.

Sur l’histoire Libyenne, je vous conseille ce documentaire d’Arte, en trois parties sur dailymotion :http://www.dailymotion.com/video/x8m84p_khadafi-et-la-lybie-...