C’est parce qu’elle possède le zaïmph que Carthage est puissante
Flaubert (Salammbô)
Le zaïmph « s'accrochait par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger. C'était là le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l'on ne pouvait voir » [1]. C’est en ces mots que Flaubert nous décrit cette étoffe couvrant Tanit, la déesse carthaginoise de la fertilité et de la croissance. Qui possède le zaïmph possède le pouvoir et la prospérité fait-il dire à un des personnages de son roman «Salammbô».
Ainsi, comme écrit dans ce roman prémonitoire, le peuple tunisien, descendant des Carthaginois, possède son zaïmph protecteur qui lui permet de se débarrasser de ses despotes, tyrans et potentats. Les évènements que vit la rue tunisienne en sont une éclatante démonstration.
Depuis la tragédie de Sidi Bouzid, nombre d’explications ont été avancées pour déterminer la nature intrinsèque de ce zaïmph. Elle est probablement la combinaison de nombreux constituants, telle une potion sortie d’un vieux grimoire, mais ceux qui semblent majeurs et prépondérants sont, sans nul doute, l’Éducation de ce peuple et son sens aigu de la citoyenneté.
En effet, comparativement aux pays arabes, la Tunisie peut se vanter d’être un des pays les plus avancés dans le domaine éducationnel. Un taux élevé d’alphabétisme (78% chez les adultes et 95,5% chez les 15-24 ans) [2], un des systèmes éducatifs les plus performants, une très bonne qualité de l’enseignement primaire et secondaire et un très haut taux de scolarisation sont des indicateurs d’un secteur en très bonne santé [3]. D’autre part, la Tunisie est le seul pays arabe à avoir participé aux trois dernières éditions (sur quatre) de l’enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) de l’OCDE [4]. Lancé en 2000, PISA est un programme qui est mené tous les trois ans auprès de jeunes de 15 ans dans les pays membres de l’OCDE et dans de nombreux pays partenaires. La dernière édition (2009) a touché un demi-million d’élèves répartis dans 65 pays différents. PISA évalue l’acquisition de savoirs et savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire. Les tests portent sur la lecture, la culture mathématique et la culture scientifique. Bien que relativement faibles comparativement aux pays occidentaux les plus avancés, les résultats des élèves tunisiens montrent une nette et indéniable amélioration en fonction des années de participation (2003, 2006 et 2009) dans toutes les disciplines évaluées [5].
En ce qui concerne l’utilisation des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) dans l’enseignement, la Tunisie est la plus avancée des pays du Maghreb. Avec un ratio élèves/ordinateur de 30 et un taux de branchement des institutions scolaires de 81% (comparativement à 53% pour l’Algérie ou 3% pour le Maroc), elle se démarque de ses voisins maghrébins [6]. Bien que l’Internet ait été très surveillé en Tunisie et que l'accès à certains sites était carrément interdit, le taux de pénétration d’Internet dans les foyers est le plus élevé du Maghreb : 34% contre 33% pour le Maroc et seulement 13,6% pour l’Algérie [7].
Cette prépondérance du monde de l’Éducation et son impact significatif sur la société tunisienne se reflètent concrètement par son intervention dans le débat sociopolitique qui agite la rue. Les grèves actuelles dans différents secteurs du monde éducatif et la forte mobilisation de ses membres sont les fers de lance de la contestation révolutionnaire [8].
En matière de qualité de vie, la Tunisie a été classée en tête des pays arabes dans les trois dernières enquêtes (2009-2011) menées par le magazine irlandais International Living [9]. En plus, dans son étude intitulée « The World’s Best Countries », le magazine Newsweek lui a octroyé, en 2010, la première place en Afrique. L’enquête avait tenu compte d’indicateurs relatifs à l'éducation, la santé, la qualité de vie et le dynamisme économique [10].
Toutes ces données expliquent, du moins en partie, la démarche hautement responsable et déterminée d’un peuple qui a décidé de prendre son avenir en main, de dicter sa volonté à ses dirigeants, d’organiser spontanément des comités de quartier chargés de pallier à la vacance momentanée du pouvoir et de braver le couvre-feu pour clamer haut et fort son aversion de la nomenklatura bénalienne qui a pillé le pays. Et tout cela avec une maturité politique et un comportement citoyen rarement observé dans les pays arabes lors d’évènements de ce genre.
D’aucuns diront, et cela se comprend aisément, « Mais pourquoi ce peuple a-t-il subi un régime aussi oppressif pendant autant d’années? ». La réponse a été récemment donnée par B. Stora : « Le paradoxe tunisien a résidé dans cette contradiction, à terme intenable, entre un haut niveau culturel et un État autoritaire, traitant ses citoyens comme des analphabètes » [11].
La question subsidiaire que pose inévitablement cette révolution qualifiée « de jasmin » concerne son potentiel de contagion et son aptitude à être transposée aux autres pays maghrébins ou arabes. En guise de réponse, donnons la parole à Tahar Ben Jelloun, illustre écrivain d’origine marocaine qui s’est prononcé à ce sujet. Il a déclaré que « l’Algérie, au peuple magnifique fait partie avec la Libye et l’Égypte de ces sociétés dans le monde arabe où tous les ingrédients sont réunis pour que tout explose. Des sociétés dirigées par des guignols bruts et cruels aux cheveux gominés qui sèment la détresse et le malheur parmi le peuple ! Ce qui n’est pas le cas du Maroc où la situation n’est pas comparable » [12].
L’auteur de l'admirable « Enfant de sable », lui qui manie le verbe avec tant de dextérité et dont la créativité littéraire n’est plus à démontrer, fait preuve d’un étroit chauvinisme et d’une surprenante cécité en sous-estimant les problèmes de sa société d’origine. En particulier dans le domaine de l’éducation où tous les indicateurs sont au rouge vif. Il ménage probablement la susceptibilité de certaines personnes qui ont permis sa récente réconciliation avec la Terre de ses ancêtres et son monarque, histoire d’oublier les camps disciplinaires d’El Hajeb et d’Ahermoumou.
Le célèbre académicien doit savoir que chaque peuple possède en son sein un zaïmph sacré, de nature spécifique, qui lui est propre et qui lui permettra, au temps venu, de voler de ses propres ailes, sous son propre ciel. Il délaissera alors la « harga », dangereusement agrippé sous les camions du port de Tanger ou périlleusement juché sur les frêles barques d’Oran ou de La Marsa. Il se débarrassera ensuite de la « hogra » et de la « rachoua » (corruption) , ces deux funestes mamelles de la décadence de la nation arabe et des peuples de la région.
Puisse le zaïmph de Carthage protéger la révolution tunisienne afin que le jasmin fleurisse dans tous les pays épris de liberté!
1. FLAUBERT, Gustave. « Salammbô ».
2. UNICEF. « Tunisie: Statistiques ».
3. WORLD ECONOMIC FORUM. « Étude de la compétitivité du monde arabe 2010 ».
4. OCDE. « Program for International Student Assessment ».
5. BENSAADA, Ahmed. « La réforme de l’éducation au Québec : quels enseignements pour l’Éducation en Algérie? ». Conférence animée le 5 janvier 2011 à l’Université de Mostaganem (Algérie).
6. INTERNATIONAL TELECOMMUNICATION UNION. « World Telecommunication/ICT Development Report 2010 ».
7. INTERNET WORLD STATS. « Internet Usage Statistics for Africa ».
8. GLOBAL NET. « Tunisie/Enseignement : participation massive à la grève ».
9. INTERNATIONAL LIVING. « 2011 Quality of life Index ».
10. NEWSWEEK. « The World’s Best Countries 2010 ».
11. STORA, Benjamin. Marianne 2. « La Tunisie n’est ni l’Algérie, ni le Maroc ni l’Iran ».
12. BEN JELLOUN, Tahar. Yabiladi. «Le Maroc n’est pas concerné par les révoltes au Maghreb ».
Cet article a été publié le 27 janvier 2011 dans les colonnes du journal "Le Quotidien d'Oran"
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