«Le sport, c'est aussi le hooliganisme, des énergies considérables canalisées dans la bêtise. » Jean Dion
Éliminatoires de coupe du monde de football. Match « aller ».Terrain de l’équipe A. Mal accueillie, empêchée de dormir, l’équipe B est battue par l’équipe A. Humiliation nationale. Une jeune fille, citoyenne du pays B, se tire une balle dans le cœur. Obsèques nationales diffusées en direct à la télévision et suivies par le président et le gouvernement du pays B.
Les médias s’en mêlent. L’Histoire de chacun des pays est travestie et les travers de chacun d’eux sont mis en exergue. Rancœurs nationales.
Match « retour ». Terrain de l’équipe B. Son hôtel incendié, son hymne national hué, maltraitée et empêchée de dormir, l’équipe A est battue par l’équipe B. Échauffourées. Voitures incendiés. Hôpitaux débordés. Deux supporters de l’équipe A sont tués.
Les médias s’en délectent. L’Histoire de chacun des pays est réécrite et l’encre utilisée est noire. Animosités nationales.
Des émigrés du pays B sont attaqués dans le pays A. Deux jours de violence et aucune protection des autorités: chasse à l’homme, morts, blessés. Ce n’est que la fatigue des émeutiers du pays A qui mit fin au massacre. Rupture des relations diplomatiques.
Une victoire chacun. Match d’appui dans un terrain neutre.
Les médias s’en donnent à cœur joie. L’Histoire de chacun des pays est traînée dans la boue et les drapeaux en sont salis. Haines nationales.
L’équipe B gagne le match. Exactions. Viols. Morts. Blessés. Hôpitaux débordés. L’arbitrage est mis en cause et les joueurs vainqueurs sont accusés de tricherie.
Les médias se déchaînent. L’huile de la fierté est jetée dans le feu sacré de la Nation. Sensationnalisme. Propagande. Des broutilles sont montées en épingle. On mêle le vrai et le faux, l’imaginaire et le réel. Un vice-consul du pays B est assassiné. Les gouvernements en profitent pour assurer leur légitimité. Guerre nationale.
La capitale du pays A est bombardée. La guerre fait rage. Les hostilités ne durent que quatre jours, mais font 2000 morts, 4000 blessés et 100 000 déplacés.
Pure invention, cette histoire? Oh que non! Ce conflit a eu lieu entre le Honduras (pays A) et le Salvador (pays B) et s’est déroulé durant les mois de juin et juillet 1969. Surnommée la « guerre de Cent Heures » mais aussi « guerre du football » (Guerra del fútbol), elle a été la cause de la ruine des économies de ces deux pays voisins et il a fallu attendre 11 ans pour qu’un traité de paix puisse être signé. La haine, elle, est là pour toujours.
Bien que cette dramatique histoire soit un cas extrême de ce que peut engendrer la rivalité footballistique, elle a malheureusement quelques similitudes avec ce qui se passe actuellement entre l’Égypte et l’Algérie. Tout d’abord, il s’agit d’éliminatoires pour la qualification à la phase finale de la coupe du monde de football et le vainqueur entre ces deux pays sera l’heureux élu. En cas d’égalité parfaite entre les deux équipes, un match d’appui aura lieu dans un pays neutre.
Mais l’analogie la plus remarquable est probablement celle de la tempête médiatique féroce qui entoure cet évènement sportif. Jamais, de mémoire d’Algérien, un bouillonnement médiatique aussi ordurier n’a accompagné une quelconque compétition sportive internationale. Un florilège d’insultes, d’accusations et de méchancetés gratuites. Du fiel et du venin distillés dans l’encre, les ondes et les pixels.
L’escalade verbale et le jeu avec les sentiments des auditeurs par certains présentateurs égyptiens sont d’une efficacité redoutable dans la dissémination de l’intolérance envers (tous) les Algériens. La déformation de l’Histoire et son utilisation à des fins belliqueuses et malveillantes n’honorent en rien ces apôtres de l’aversion qui construisent leur notoriété sur les cendres des feux qu’ils ont allumés.
De l’autre côté, le comportement médiatique algérien n’est pas en reste : formulations cinglantes, réponses irréfléchies et montées au créneau hostiles. Un journal a même publié, à la une, un montage photo de piètre qualité montrant les deux entraîneurs côte à côte. Cela n'aurait posé aucun problème si ce n’était les accoutrements avec lesquels on les a représentés : l’entraîneur algérien était en jeune premier et l’Égyptien en nouvelle mariée!
Dans un autre numéro, c’était un joueur algérien affublé d’un costume de gladiateur qui trônait triomphalement en première page. Il est vrai que les spectacles des combats de gladiateurs déchaînaient la violence des spectateurs de la Rome antique. Mais sommes-nous encore en antiquité sans le savoir?
Sur le plan informatique, les hostilités ne se sont pas fait attendre. Des hackers égyptiens se sont pris aux sites d’un journal et de la télévision algérienne. En guise de représailles, les hackers algériens ont, de leur côté, attaqué des sites égyptiens: la présidence, le ministère de la défense et le plus grand journal égyptien.
Pourtant, les peuples algériens et égyptiens se sont toujours estimés et admirés, surtout en matière de sport.
Je me rappelle une anecdote qui m’a prouvé à quel point les égyptiens étaient respectueux des sportifs algériens. En septembre 1986, juste après la coupe du monde, j’étais à Louxor, petite bourgade à quelques 700 km au sud du Caire. Cette localité est un des endroits les plus visités au monde car elle renferme des vestiges inestimables de la civilisation pharaonique. Au pied de l’entrée de la tombe de Thoutmôsis III, dans la vallée des Rois, je fus accosté par un jeune adolescent, vendeur de petites statuettes qu’il fabriquait probablement chez lui, mais qu’il salissait avec la terre des alentours pour leur donner un aspect « archéologique ». Lorsque je lui répondis en arabe, il fut tout d’abord surpris et me demanda mon origine. Lorsque je lui dis « algérienne », il sursauta et, frénétiquement, ameuta tous les petits vendeurs des alentours. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’étais entouré d’une ribambelle de petits joyeux lurons en « gallabia » scandant « Belloumi, Belloumi, Belloumi..! » Je fus accompagné par ce cortège aussi inattendu qu’insolite tout le long de ma visite de la vallée des Rois, jusqu’à ce que le soleil de plomb du midi me fasse quitter ce merveilleux endroit.
Avec le même enthousiasme, le peuple algérien a été un des premiers supporters de l’Égypte lors des deux dernières éditions de coupe d’Afrique des nations. Les Abou-Trika, Zidane et Amr Zaki étaient autant Égyptiens qu’Algériens. Des scènes de liesse accompagnaient chacune de leur victoire et les cœurs des Fennecs vibraient pour les Pharaons.
En ce qui me concerne, chacun de mes voyages au pays de Naguib Mahfoud me réconcilie avec le genre humain. Je suis toujours agréablement surpris par la fraternité, la générosité et la chaleur de l'accueil du peuple égyptien. Du fort de Qaïtbay à Alexandrie, au Khan El-Khalili du vieux Caire, en passant par Deir el-Bahri à Louxor ou dans les rues grouillantes de Naama Bay à Sharm Echeikh, les portes m’ont toujours été grandes ouvertes et mon pays admiré : « Balad el milioune chahid » (le pays du million de martyrs). Mais où se cache donc la haine dont parlent ces médias?
Quand on pense que la Turquie et l’Arménie cherchent à enterrer la hache de Guerre et à oublier un génocide autour d’un match de football, on doit sérieusement se poser des questions sur ceux qui veulent la déterrer entre l’Algérie et l’Égypte!
Après le tirage au sort des matchs de barrage de la zone Europe, voilà ce que titrait, il y a quelques jours, un journal irlandais à propos de la prochaine rencontre France-Irlande: « Ce duel représente un challenge énorme. (...) N'importe quelle équipe qui réunit des joueurs comme Thierry Henry, Franck Ribéry ou Karim Benzema peut poser toutes sortes de problèmes. ». Le président de la Fédération irlandaise de football s’est, quant à lui, prononcé sur les supporters : « Pour nos supporteurs, c'est très excitant de pouvoir revenir à Paris, au Stade de France. Ils viendront nombreux. Ils sont très bruyants mais très bien élevés ». Quelle différence avec les propos incendiaires de nos médias arabes qui sont aussi très bruyants, mais malheureusement très mal élevés!
Bien que le hooliganisme des supporters soit abject, celui des médias est sournois, insidieux, perfide et beaucoup plus dangereux. Le hooliganisme médiatique légitime celui des supporters, lui donne de la voix et génère sa violence. Il réinterprète fallacieusement l’Histoire, transforme des ouï-dire en vérité absolue, crée de la haine qui dépasse le cadre du sport et la perpétue bien au-delà des évènements sportifs. Le hooliganisme des supporters casse des équipements et déclenche des escarmouches; celui des médias brise les esprits et viole les mémoires. Pour tout cela, il est impératif de le combattre avec autant de vigueur que tous les autres maux dont souffre le football.
Quand à nous, amoureux du ballon rond, nous suivrons les pas de Madjer et d’Abou- Trika : même si nous aimons nos pays par-dessus tout, nous supporterons l’équipe qui aura mérité de se qualifier à la coupe du monde.