Au-delà de son aspect rébarbatif n’intéressant que les chevillards et les loucherbems, le débat sur la viande halal révèle au grand jour deux visions diamétralement opposées du vivre-ensemble au Québec. Et aussi bizarre que cela puisse paraître, ces deux projets de société sont actuellement portés (probablement à leur corps défendant) par deux femmes aux prénoms foncièrement arabes : Djemila et Rima.
Djemila Benhabib et Rima Elkouri
La première a vu le jour en Ukraine, de mère chypriote grecque et de père algérien de tradition musulmane. Élevée en Algérie, elle y a grandi et étudié jusqu’à l’université. Elle a ensuite émigré au Québec, il y a une quinzaine d’années, après un séjour en France. Elle n’est pas venue uniquement pour y refaire une nouvelle vie, comme ces milliers d’immigrants en quête du « rêve américain ». Non. Dans ses valises, elle a importé de vieux démons : d’Algérie, l’ire contre les islamistes et, de France, le discours hargneux de l’extrême-droite lepéniste. La combinaison stœchiométrique de ces deux ingrédients, catalysée par des médias populistes en quête de cotes d’écoute, l’a propulsée au devant de la scène médiatique québécoise et l’a transformée en spécialiste de tout ce qui touche à l’islam : le hijab, les accommodements raisonnables, le péril vert et même l'abattage halal et ses risques de contamination à l’E. Coli. Le discours de la peur contre l’islam distillé à doses cathodiques est médiatiquement très efficace. Avec le temps, un glissement sémantique s’est inexorablement opéré : islamisme, islam, musulmans. Islamophobie.
De l'autre coté, il y a Rima. De mère syrienne, de père d’origine libanaise et de tradition chrétienne, elle est née et a grandi au Québec, à Cartierville. Elle se sent « montréalaise dans l’âme » comme elle aime se définir elle-même.
Journaliste professionnelle, elle ausculte la société québécoise et en décèle les moindres travers. À propos d'une certaine xénophobie ambiante, elle dit dans une de ses chroniques: « [...] j'ai aussi vu, à mon grand désarroi, que le fait de cracher son mépris pour l'Arabe et le musulman devenait au fil du temps socialement acceptable ». Elle trouve déplorable, que le discours anti-islam soit permis au nom de la laïcité.
Rima se bat pour plus de tolérance, d’ouverture d'esprit et de compréhension dans la société québécoise. Un discours serein, rassembleur et progressiste. Mais contrairement à celui de Djemila, ce discours ne passe pas et elle s’est non seulement fait traiter de tous les noms d’oiseaux, mais on lui a aussi « conseillé » de rentrer dans son pays. On doit en convenir : il est tellement plus difficile de construire que de détruire.
Les écrits de Rima montrent qu’elle aurait tant aimé se défaire de son nom et de son prénom, non pas qu’elle trouve une quelconque honte à les porter, mais parce qu’ils véhiculent tant de préjugés et de stéréotypes surtout lorsque, comme elle, on prône un approche constructive du vivre-ensemble.
Djemila, quant à elle, arbore son nom et son prénom comme un fonds de commerce et il n’est pas question de s’en passer. En effet, un Québécois de souche avec des propos anti-islamiques a moins d’impact qu’une arabo-musulmane. Dans son cas, la patronymie lui donne le savoir infus, la véracité du propos et l’authenticité du « combat » contre l'assaut des soldats d'Allah.
Il y a quelques années, Rima est venue pour un reportage dans une de mes classes à Cartierville, quartier où elle est née. Elle ne doit pas s’en rappeler, mais j’ai souvenir d’une journaliste aimable et très professionnelle.
Les parents de Djemila ont été mes professeurs et ensuite mes collègues à l’université d’Oran (Algérie). Lors des activités sociales organisées par le Département de physique où nous travaillions, ils avaient l’habitude d’amener Djemila avec eux. Elle ne doit pas s’en rappeler, elle aussi, à cause de son jeune âge, mais j’ai souvenir d’une jeune et belle petite fille, riante et toute épanouie.
Qui aurait pensé en ce temps-là que, quelques décennies plus tard, j'aurais des atomes si crochus avec l’approche et la vision de Rima et aucune affinité avec celles de Djemila?
Et c'est le cas d'une majorité d'Arabes et de musulmans qui se reconnaissent dans la première et pas du tout dans la seconde.
Moi aussi, depuis les accommodements raisonnables on m’a intimé, à quelques reprises, de retourner dans mon pays.
Mais comment se fait-il que personne n’ait encore demandé à Djemila de rentrer chez elle? À moins qu’on ne soit juste pas au courant.
Cet article a également été publié sur: Ksari