Réponse à Benjamin Stora
Dans Camus brûlant (Paris, Stock, 2013, cosigné par Jean-Baptiste Pérétié), Benjamin Stora s’appesantit – au-delà des péripéties encore obscures de son éviction de « L’Exposition Albert Camus », célébrant, à Aix-en-Provence, le centenaire de la naissance de l’écrivain pied-noir – sur le « moment Camus » en France et en Algérie. Sur le fond du débat, sur les perspectives socio-historiques qu’il délimitait, l’historien français, il peut s’agir d’une contrainte éditoriale, a été assez court, pour ne pas rappeler, ici, les non-dits d’une controverse algérienne autour de Camus et de sa survie algérienne.
En 2010, dans le cadre des manifestations du cinquantenaire de la disparition de l’auteur, M. Yasmina Khadra, directeur du Centre culturel algérien (CCA) à Paris et écrivain, projetait de faire circuler en Algérie une « Caravane Camus ». Cette tournée, à l’enseigne de « Camus l’Algérien », envisagée par un haut fonctionnaire de l’État, organisée conjointement avec un obscur « Club Camus Méditerranée », qui devait s’étaler sur toute l’année 2010, était adoubée par le gouvernement et fêtée par une partie de l’élite universitaire algéroise qui a appris, de longue date, à célébrer dans les ruines de Tipasa « Camus l’Algérien ». Le cahier des charges de la « Caravane Camus », qui projetait de rendre proches l’écrivain et son œuvre aux jeunes générations de lycéens et d’étudiants d’Algérie, se fixait sur la transmission d’héritages. Il ne s’agissait pas moins, à travers cette manifestation, qui ne fut pas sans écho en France, de se réapproprier le prix Nobel de littérature français, d’en confirmer une « algérianité », qui fut accordée à une histoire coloniale. Et à cette seule histoire malheureuse.
Les réactions n’ont pas tardé, qui marquèrent le recul du gouvernement et l’annulation de la « Caravane », suscitant des propos peu amènes – et, surtout, indécents – de M. Khadra envers ses contradicteurs (L’Expression [Alger], 4 mars 2010), universitaires, écrivains, éditeurs, journalistes, membres du mouvement associatif et citoyens de toutes provenances, s’insurgeant dans une déclaration publique contre une pseudo-manifestation littéraire aux arrière-pensées labyrinthiques : « Cette alerte est un témoignage pour que nul ne dise qu’il ne savait pas ce qui se trame derrière l’immense entreprise de falsification de l’histoire, de mensonges, de mystifications. Car ce lobby ne continue pas seulement une guerre du passé, mais construit la domination néocoloniale d’aujourd’hui. La preuve par le concret reste qu’à chaque émission sur Camus, c’est le retour de l’Algérie française quand on nous chantait la séparation de l’art et de la politique ? » (Le Quotidien d’Oran, 1er mars 2010). « Falsification de l’histoire », « mensonges », « mystifications » : le retour de Camus dans l’Algérie indépendante s’accommodait de toutes les dérives. Ceux qui voulaient résolument vendre « Camus l’Algérien » à l’Algérie du XXIe siècle s’inscrivaient délibérément dans le déni de l’Histoire et, dans l’ordre des savoirs littéraires, dans un douteux révisionnisme. Comment dire que Camus n’est pas Algérien et ne peut être Algérien dans l’Algérie d’aujourd’hui ? Face à ceux qui défendaient une survivance algérienne de l’écrivain pied-noir, qui monopolisaient les colonnes de la presse et les ondes de la radio, il y avait un barrage pour faire entendre un point de vue différent. Mais ce qu’a été Camus, sa vie et son œuvre, ne peuvent effacer cette épreuve du sang, cette longue guerre de libération qui a redonné leur nom et leur dignité aux anciens Indigènes de la colonie.
L’impossible survie algérienne de Camus
Ceux qui ont signé l’« Appel aux consciences anticolonialistes » et ceux qui, comme nous, sont intervenus dans cette controverse s’élevaient contre une exploitation politicienne de la personnalité et de l’œuvre de Camus dans la « Caravane » qui lui était dédiée dans l’Algérie du cinquantenaire de l’indépendance. L’organisation de la « Caravane Camus », sous l’égide d’un haut fonctionnaire de l’État, et son officialisation par le gouvernement constituaient un point d’achoppement. Camus est un auteur français : il est juste qu’il soit honoré dans son pays, et le précédent président de la République française, M. Nicolas Sarkozy, a pu envisager de transférer ses cendres au Panthéon. Cela l’est moins en Algérie où sa seule légitimité, circonscrite dans le temps de l’occupation française, fut celle d’une œuvre littéraire coloniale. C’est une simple question de valeurs. Celles de l’Algérie française, que n’a pas reniées Camus, ne sont pas celles de l’Algérie indépendante.
Ainsi, c’est cette « algérianité » de Camus, revendiquée par ses bruyants sectateurs, qui ne passe pas. Convient-il de rappeler ici les apories du qualificatif « algérien » dans l’espace colonial ? Dans la colonie française d’Algérie, seuls les Européens étaient reconnus Algériens. Cette éviction des Indigènes de l’identité algérienne est au principe du mythe algérianiste que la littérature coloniale d’Algérie a longtemps soutenu.
Camus était dans l’Algérie française révolue un Algérien. Cette qualification juridique, si l’on ne récuse pas les acquis de l’Histoire, ne lui appartient plus depuis le 3 juillet 1962. Il tiendrait du paradoxe de savoir que Camus soit considéré comme un Algérien dans l’Algérie du XXIe siècle. À quel titre mériterait-il, plus que tous ces natifs d’Algérie, Européens et Juifs, qui ont combattu la France coloniale, qui ont souffert pour un idéal d’indépendance de leur pays, la qualification d’Algérien et entrerait potentiellement dans la littérature nationale du pays indépendant comme veulent l’imposer certains « camusiens » ? Il y a, certes, en Algérie, depuis plus d’une dizaine d’années, une récupération de l’image « algérienne » de Camus autant dans les cercles universitaires algérois que dans les instances du gouvernement, favorisant une sorte de tourisme littéraire en faisant visiter aux hôtes de l’Algérie les ruines de Tipasa dans une stricte mise en scène inspirée de Noces et de L’Été. Cette célébration, foncièrement néo-colonialiste, est une victoire pour ceux qui croient à la survie algérienne de l’auteur de La Peste.
Une évocation néocoloniale
Dans la conclusion de son ouvrage, Benjamin Stora écrit : « La guerre d’Algérie est finie depuis cinquante ans. Rien se sert de vouloir “rejouer l’histoire” ni de chercher à tout prix à avoir raison aujourd’hui à propos des conflits d’hier ». Mais de quoi parle « Camus l’Algérien », sa « Caravane » parcourant les villes d’Algérie, son ombre pesante sur les ruines de Tipasa et le retour solennel de ses cendres dans la terre algérienne souhaité par un célèbre romancier et chroniqueur oranais ? Le refoulé colonial resurgit. Et aussi ses mots.
Sur les deux rives de la Méditerranée, la résurgence de Camus en Algérie – en fait de la mémoire de Camus – est un prolongement de la guerre d’indépendance, une évocation néocoloniale. Le critique français Jeanyves Guérin lie ainsi la résurgence algérienne de Camus à une perte d’influence dans la société algérienne du FLN, et sans doute met-il en cause le FLN qui a conduit la guerre d’indépendance, qui a retrouvé dans la violence des armes une identité nationale injuriée par le colonialisme français, qui garde le respect des Algériens. Quelques-uns de ses membres, à l’instar d’Ahmed Taleb Ibrahimi s’adressant à l’écrivain pied-noir depuis sa prison de Fresnes, ont certes montré les limites de son discours sur l’Algérie, et surtout en quoi il heurtait une conscience nationale en mouvement ; et, au lendemain de l’indépendance, Malek Haddad a mis un trait définitif sur une histoire coloniale qui ne pouvait plus (re)commencer, qui a proclamé : « Le seul respect que je dois à Camus est celui que je dois aux morts ».
Avec Louis Bertrand et Robert Randau, Camus reste une des figures du champ littéraire colonial algérien, dont il aura marqué les évolutions. En 2013, comme en 1962, le refus par les Algériens de ce « colonialiste de bonne volonté », selon l’expression de Raymond Aron, réside dans les infranchissables digues de l’Histoire. Albert Camus appartient à l’Algérie française, qui est l’autre nom de la longue relégation des « Arabes ». Cela ne peut s’oublier.
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Cet article a été publié dans le n°99 d'Afrique-Asie (pp. 78-79, Février 2014)
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