La nécessité d’une réelle « culture scientifique » et la désaffection des jeunes pour les études scientifiques sont des sujets d’actualité au Québec et dans tous les pays occidentaux. Ces deux problématiques ont fait l’objet, durant la dernière décennie, d’un grand nombre de conférences, de publications, de rapports et d’enquêtes1. Dans son rapport de conjoncture 20042, le Conseil de la science et de la technologie du Québec a fixé cinq objectifs visant à rehausser le niveau de culture scientifique et technique de la population. Il y a entre autres celui de « renforcer la place des sciences et de la technologie dans la formation scolaire de base ». Le Conseil insiste sur le rôle primordial de l’école comme premier outil de démocratisation de la culture scientifique et technique. Quelques années plus tôt, la Politique québécoise de la science et de l’innovation3, déposée par le ministre de la Recherche, de la Science et de la Technologie, rappelait ce qui suit : « C’est à l’école primaire que naît l’intérêt pour les sciences et les technologies, et c’est au secondaire que s’esquissent des carrières dans ces domaines. Or, on constate qu’un grand nombre de jeunes renoncent dès ce stade à se préparer pour des études scientifiques au collège et à l’université, alors que plusieurs d’entre eux en avaient initialement la motivation et la capacité. » Dans cette même veine, R.M.J. Toussaint4 remarque que l’intérêt pour les sciences diminue graduellement avec la scolarisation : « Des sciences naturelles amusantes des classes du primaire aux phénomènes complexes de la fin du secondaire se manifeste une diminution de la motivation pour l’apprentissage des sciences. » Il précise aussi que l’école semble avoir perdu son statut de lieu le plus important d’acquisition des connaissances scientifiques, au profit des activités de loisir scientifique.
Souhaitant apporter une contribution à ce débat, nous avons entrepris une étude pour évaluer la connaissance des élèves concernant les personnalités scientifiques de renommée mondiale et la comparer à celle qu’ils ont des chanteurs et des sportifs. On a ciblé des élèves de 4e secondaire, inscrits au programme enrichi en sciences et en mathématiques (436) et qui fréquentent soit l’école secondaire La Dauversière ou l’école Joseph-François-Perrault, deux établissements de la Commission scolaire de Montréal. Il est important de rappeler que les jeunes qui suivent ces cours sont choisis parmi les élèves les plus performants en 3e secondaire. Pour obtenir un portrait qui soit le plus proche possible de la réalité, l’étude touchait plusieurs cohortes. Elle s’est déroulée sur quatre années scolaires successives à l’école La Dauversière et sur trois, à l’école Joseph-François-Perrault. La dernière année de l’étude correspondait, dans les deux écoles, à la dernière année d’existence de ce profil (436) avant l’implantation du nouveau cours de science et technologie proposé dans le Programme de formation de l’école québécoise. Le nombre d’élèves qui ont participé à l’étude a été de 562, et leur âge moyen se situait entre 15 et 16 ans. Un questionnaire très simple leur a été distribué dans les deux premières semaines de l’année scolaire, où trois questions leur étaient posées, dans l’ordre suivant : i) Nommez 10 chanteurs connus, ii) Nommez 10 sportifs connus, et finalement, iii) Nommez 10 scientifiques connus. Ce questionnaire a été administré sans aucune préparation préalable et moins de 10 minutes ont été accordées pour y répondre.
Les chanteurs en haut du palmarès
Les résultats de cette étude montrent, qu’en moyenne, les élèves connaissent moins de trois scientifiques, contre plus du double pour les sportifs et plus du triple pour les chanteurs (fig. 1).
Fig. 1 : Nombre de chanteurs, de sportifs et de scientifiques cités par les élèves
Il est à noter que, même si une faible variabilité est décelable d’une cohorte à l’autre, les résultats sont similaires dans les deux écoles : la connaissance des scientifiques est nettement plus faible que celle des chanteurs ou des sportifs. Pour ce qui est de la comparaison entre filles et garçons, la méconnaissance des scientifiques est aussi importante chez les filles, lesquelles semblent plus connaître les chanteurs, alors que les garçons sont plus « connaisseurs » en matière de sportifs. Le résultat est le même lorsque l’on compare les deux écoles.
Ceux qui connaissent dix scientifiques sont rares
Il est quand même consternant de constater qu’un élève sur huit (12,5 %), parmi ceux qui font partie du profil enrichi en sciences, est incapable de citer un seul scientifique de renom après neuf ans de scolarité. En outre, près du tiers des élèves n’en nomme qu’un seul, alors que seulement le quart en cite quatre et plus. Seulement neuf élèves sur 562 (soit 1,6 % du total des élèves sondés) ont réussi à inscrire dix scientifiques dans leur feuille de réponse.
Les scientifiques, ces méconnus
Si on fait la comparaison entre les proportions des élèves qui ont cité 10 chanteurs, 10 sportifs ou 10 scientifiques, on remarque que la disparité est éloquente : près des 2/3 ont cité 10 chanteurs, 1/3 ont inscrit 10 sportifs, mais moins de 2 élèves sur 100 connaissent 10 scientifiques. En fait, le nombre d’élèves qui peuvent nommer une dizaine de personnalités scientifiques est environ 40 fois moins élevé que le nombre d’entre eux qui peuvent nommer dix chanteurs!
Le panthéon des scientifiques
La superstar des scientifiques est sans conteste le célébrissime Albert Einstein : près de huit élèves sur dix ont mentionné son nom et, souvent, il était le seul cité. Chose frappante, les élèves des deux écoles secondaires ont obtenu le même résultat, au dixième de pourcentage près.
Fig. 2 : Personnalités scientifiques les plus citées
Mais cela ne s’est pas fait sans peine. En effet, pas moins d’une centaine de graphies différentes du nom de ce savant ont été enregistrées. De « Anne Chtaillene » à « Ainchtaïne » en passant par « Inchtayne », certains l’ont même prénommé Franck au lieu d’Albert, le confondant avec… Frankenstein (Franck Einstein)!
Isaac Newton vient en seconde place, mais loin derrière le père de la théorie de la relativité. Avec moins de 20 % de citations, il est mathématiquement quatre fois moins connu qu’Albert Einstein. La troisième marche du podium est occupée par la non moins célèbre Marie Curie, à quelques points du savant anglais. Ici aussi, le palmarès est identique dans les deux écoles secondaires.
Ce classement semble suggérer que les élèves se familiarisent avec les personnalités scientifiques en dehors du cadre scolaire. En effet, ces trois savants, qui sont de loin les plus connus, n’ont pas été explicitement étudiés par les élèves durant les neuf années qu’ils ont passées jusqu’ici à l’école.
Au-delà de la connaissance pure et simple des scientifiques de renom, cette étude montre le manque flagrant de culture scientifique, et ce, chez les élèves les plus performants du premier cycle du secondaire de l’ancien régime. Diverses hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette lacune : la faiblesse de la formation des enseignants en science, le manque de valorisation des matières scientifiques dans le cursus scolaire, le peu d’activités socioéducatives à saveur scientifique et la non-valorisation des sciences dans la société en général.
Même s’il est impossible que l’école réponde à elle seule à toutes ces attentes, elle peut certainement jouer un rôle essentiel dans la valorisation de la culture scientifique. Tout d’abord, avec l’instauration des nouveaux cours de science et de technologie et des « situations d’apprentissage et d’évaluation », le terrain se prête mieux qu’avant aux projets interdisciplinaires qui valorisent une approche basée sur l’histoire des sciences et la contextualisation historique des contenus notionnels. D'autre part, l’école devrait favoriser la mise sur pied d’événements scientifiques telles les expo-sciences, encourager la création de revues et de clubs scientifiques à l’intérieur de ses murs et organiser des sorties dans les laboratoires et les musées scientifiques. Cependant, toutes ces pistes de solutions ne devraient pas dépendre du bon vouloir ou du bénévolat des enseignants, comme c’est souvent le cas. Une politique efficace dans ce domaine devrait non seulement reconnaître l’organisation de ces activités dans la charge horaire effective des enseignants, mais aussi soutenir et encourager les pratiques novatrices dans le domaine.
Dans son plan stratégique 2008-2011, le Conseil de la science et de la technologie note que « la science et la technologie s’affirment comme étant des clés essentielles de la compétitivité, de l’enrichissement collectif et de la qualité de vie de la population. Elles sont de plus en plus reconnues pour le rôle fondamental qu’elles jouent dans la mise en œuvre d’un développement économique et social responsable et respectueux de l’environnement5 ». Puissent les écoles primaires et secondaires du Québec jouer leur rôle dans ce sens.
Tous mes remerciements s’adressent au professeur Rabah Amarouche, de l’école secondaire Joseph-François-Perrault (CSDM), pour avoir participé à cette étude avec ses groupes pendant plusieurs années, ainsi qu’aux élèves Sarah Al Rammahi, Nour El-Haddad, Assirem Amal Boumati et Younes Bensaada pour leur inestimable aide dans le dépouillement des résultats.
M. Ahmed Bensaada est docteur en physique et enseignant de sciences à l’école secondaire La Dauversière, de la Commission scolaire de Montréal.
À propos de l’auteur :
- Ex-conseiller pédagogique à la Faculté des sciences de l’éducation (Université de Montréal);
- Ex-conseiller pédagogique à l’Agence universitaire de la francophonie (AUF, Hanoi, Vietnam);
- Concepteur et administrateur du site éducatif « Science Animée » (Cyberscol);
- Auteur de nombreux articles en physique et en pédagogie;
- Lauréat de nombreux prix en pédagogie :
- 2008 : Prix CHAPO de l’Association québécoise des utilisateurs de l’ordinateur au primaire et au secondaire (AQUOPS);
- 1999 et 2008 : Prix BRAVO! de la Commission scolaire de Montréal;
- 2008 : Prix du Club Avenir du Québec;
- 2006 : Prix du Premier ministre du Canada pour l’excellence dans l’enseignement;
- 1998 : Prix de l’Enseignant méritant du Festival des sciences de la Commission scolaire de Montréal.
1. | Voir, par exemple : OURISSON, G., Désaffection des étudiants pour les études scientifiques, rapport au ministre de l’Éducation nationale de France, 2002. La désaffection des jeunes pour les études scientifiques et technologiques : Réalité, causes et solutions », conférence organisée par le Forum mondial de la science de l’OCDE, Ministère néerlandais de l’Éducation, de la Culture et de la Science, Amsterdam, 14-15 novembre 2005. |
2. | Conseil de la science et de la technologie du québec, La culture scientifique et technique : une interface entre les sciences, la technologie et la société, rapport de conjoncture, avril 2004. |
3. | Ministère de la Recherche, de la Science et de la Technologie, Politique québécoise de la science et de l'innovation : Savoir changer le monde, janvier 2001. |
4. | Toussaint, R.M.J., « Culture scientifique, éducation scientifique et société du savoir. Une étude effectuée en Mauricie au Québec », dans Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies, forum de transfert sur la relève scientifique et technologique. Action concertée pour le soutien et la diffusion de la recherche sur la relève scientifique et technologique, Gouvernement du Québec, 31 mai 2002, p. 35-40. |
5. | Conseil de la Science et de la Technologie du Québec, Plan stratégique 2008-2011, Gouvernement du Québec, 2008. |
Cet article a été publié dans la revue du ministère de l'Éducation du Québec "Vie Pédagogique", n°153, (2010), pp 80-83.