Des langues et du sens à donner aux mots

Mercredi, 15 Janvier 2014 21:13 Rabeh Sebaa
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« De quoi la société algérienne est-elle le nom ?» Tel est le thème présenté aux Débats d’El Watan  samedi dernier.

Une thématique qui appelle à se demander comment nommer une société lorsqu’elle souffre du déni de sa culture. Lorsqu’une société nie sa richesse culturelle et linguistique, elle devient incapable de nommer les choses. C’est ainsi que le sociologue de l’université d’Oran, Rabah Sebaa, diagnostique une sorte d’amnésie collective ayant touché l’ensemble de la société algérienne du fait de ce déni qui s’apparente, dans le jargon psychanalytique, à une scotomisation. Nous nous devons, dit-il, de rétablir, comme le suggère le sage Chinois Confucius, le sens des mots. «Le moins que l’on puisse dire sur la société algérienne, c’est qu’elle ne se trouve pas dans un processus de rétablissement de ses mots, de ses paroles, de ses langues», note l’invité des Débats d’El Watan.

«Pour toute personne sensée, la société algérienne est plurilingue sauf pour les ossificateurs attitrés, dont la pensée est elle-même ossifiée et qui sont les premiers à brandir l’emblème de l’intérêt national», analyse le conférencier en expliquant que la question des langues, et plus globalement celle des cultures, a toujours été enserrée dans une sorte de gangue politico-idéologique qui se traduit par une double exiguïté se conjuguant soit au nom du particularisme soit au nom du nationalisme.

Une approche asphyxiante qui, à la longue, assèche le tissu vivant des langues et donc les condamne à mourir. Dans son exposé, Rabah Sebaa dissèque cette double exiguïté qui se nourrit elle-même d’une double volonté politique, dont la première est de nier la multilinguité et la multiculturalité de la société algérienne, et la seconde consiste en une dénégation qui entend fonder une homogénéisation culturelle ayant pour support une monolinguisation comme le pendant de la nation.

De l’idéologisation des idiomes

«Les rapports entre langue et nation reposent constamment leur problématique d’unité… On soumet d’emblée le fait d’accoler la langue à la nation à une logique extralinguistique…La validité d’un tel assemblage repose sur de présupposés mécanismes externes aux mécanismes linguistiques et culturels… La langue s’en trouve réduite à un simple instrument qui permettra de nommer ou de désigner les choses», indique M. Sebaa en dénonçant un projet se voulant «unificateur» brandi par les tenants du déni et qui en fait n’a rien d’unificateur. «Ces substrats où se conjuguent les pratiques linguistiques, les signes, les codes qui font d’une société ce qu’elle est, appellent inexorablement à des formes de survie», ajoute le conférencier qui voit dans le déni ou la scotomisation, opérés par les tenants idéologiques, un danger pour la survie des langues en Algérie.

Il rappelle, à ce titre, l’Atlas de l’Unesco publié en 2010 sur le danger de disparition qui guette de nombreuses langues dans le monde, dont 13 en Algérie en situation de péril avancé. «Combien d’Algériens ont entendu parler de la langue du korendje avec 5000 locuteurs à Tabelbala, ou le tagargrant parlé par 15 000 Algériens à Ouargla, le tachenouit à Tipasa ou le tamahak, un dérivé du tamachak, à Tamanrasset et Djanet, tamzabit, tasnoussit à Beni Snous, le tagourait dans le Gouraya, et le taznanit à Timimoun, etc., sans compter les variantes du tachalhit…

Il est utile de rappeler que l’Algérie a paraphé la convention de l’Unesco pour la préservation du patrimoine immatériel, nous nous réjouissons à ce titre de la classification du ahelil, de la chedda de Tlemcen et de l’imzad dans le patrimoine protégé par l’Unesco, mais il faut aussi se pencher sur les langues qui font aussi partie intégrante du patrimoine immatériel et sont à ce titre à préserver.» Pour Rabah Sebaa, il y a urgence à palier à la carence de conscience collective de pans entiers de l’histoire sociale et culturelle de l’Algérie. «Les langues et les cultures sont trop importantes pour les confier aux institutions de l’Etat.»
«Une langue véhicule une histoire… Le traitement politico-identitaire récursif des langues est la meilleure preuve de l’urgence d’une étude scientifique sereine sur les langues et les cultures en Algérie», dit-il, en notant que les langues et les cultures sont trop importantes pour les confier à des institutions étatiques.

Rabah Sebaa aura un mot sur la solitude des chercheurs en linguistique et sociolinguistique qui souffrent d’isolement et même d’exil dans leur propre sphère. Il salue, à cet effet, l’effort fourni par des chercheurs en langues, mais regrette que les interférences politiques font que leurs travaux ne bénéficient pas de visibilité.
Autre observation du sociologue, celle consistant à dire que dans la réalité linguistique, la place de tamazight et du français réapparaît alternativement en fonction des conjonctures et enjeux politiques. «Il ne faut pas s’étonner de voir à l’occasion des prochaines élections, la convocation de la question des langues», dit-il. Le conférencier relève le confinement de la langue amazighe dans l’exiguïté institutionnelle malgré sa reconnaissance comme langue nationale. «Ce qui est paradoxal, c’est qu’on déclare cette langue comme nationale mais on lui interdit les moyens de se nationaliser et de se socialiser. Nos voisins, sans complexe, ont fait une avancée extraordinaire et vivent une multiculturalité de même nature que la nôtre, sans crier à la déculturation.»

Rabah Sebaa estime que l’Algérie jouit d’une «quadrilinguité sociale» ou quatre grands ensembles linguistiques que sont l’arabe algérien, l’amazigh, l’arabe formel et le français, auxquels s’ajoutent d’autres langues qui ne connaissent aucun projet d’intégration sociale. «Ce statut de langue formelle, ou l’arabe officiel, prescrite politiquement comme sur-norme, escamote les réalités linguistiques et culturelles qui prennent quotidiennement corps dans la société… Il suffit de se balader rue Didouche pour entendre cette diversité colorée de langues qui font l’Algérie et le nom de la société algérienne», souligne le conférencier et il ajoute qu’en focalisant sur l’arabe scolaire, on ouvre la voie à un écart entre l’intelligence linguistique sociale et l’intelligence linguistique scolaire. «Il y a un fossé entre ces deux formes d’intelligence et c’est cela qui est au cœur de la crise du système éducatif…

Le procédé de substitution linguistique n’est pas seulement le remplacement d’une langue par une autre, mais il s’agit de l’apprentissage d’une langue ainsi qu’un contenu de savoir. Les écoles et institutions de formation sont placées devant la nécessité de comprendre ce qui est censé expliquer, c’est-à-dire se suffire au souci de nommer les choses au lieu de les comprendre», indique l’enseignant universitaire en rappelant que la politique d’arabisation engagée depuis plus de trente ans n’a absolument rien réglé, puisque l’on s’est soucié d’apprendre comment formuler un savoir et non pas comprendre son contenu. «Il est urgent de faire une halte sans complaisance sur ce processus de double apprentissage du savoir. Trente années après, on se rend compte du désastre dans le système éducatif et il ne s’agit pas que d’une histoire de programme ou de cartables lourds, c’est aussi une contrainte d’apprentissage d’une langue et du savoir.

Il s’agit de reconsidérer la place donnée aux langues algériennes et à la langue française. Il faut arrêter avec cette hypocrisie d’utiliser la langue française dans des instances officielles puis la qualifier de langue étrangère. De plus, quels sont les réels enjeux de l’arabisation ? Arabiser la société algérienne c’est reconnaître qu’elle n’est pas arabe en fait. Comment expliquer alors qu’en cinquante années d’indépendance, la langue française apparaît comme la trace la plus durable dans le tissu plurilinguistique algérien. Ce n’est plus un butin de guerre, mais elle est partie intégrante de l’imaginaire collectif algérien», indique le conférencier.
La société algérienne arrivera un jour, dit-il, à rétablir le sens de ses mots, et ce jour-là, elle s’appellera El Djazaïr, un ensemble d’îlots, où il fait bon vivre et parler sa langue, et où il est possible d’aimer et de rêver.

N. B.


Source: El Watan, le 13 janvier 2014