Camus, Yasmina et les autres

Vendredi, 19 Mars 2010 00:00 Ahmed Bensaada
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Jamais caravane n'aura fait coulé autant d’encre. Et, de la même manière que les caravanes d'antan sillonnaient les déserts pour rapporter, par-delà les dunes, des produits exotiques et des livres rares, celle-ci était supposée, par-delà la mer, « amener les Algériens à renouer avec le livre et à les sauver du délabrement mental et de la démission culturelle qui sévit dans leur pays » (sic) [1]. Bref, une caravane salvatrice, bienfaitrice et  libératrice. Rien que ça. À se demander pourquoi les organisateurs n’ont pas osé profiter du périple de cette caravane pour programmer la « panthéonisation » d’Albert Camus dans son sol natal puisque cela n'a pas été possible en France. Une poignée de cendres  à Annaba où il a vu le jour, une autre à Alger qu’il a tant aimée et une dernière à Oran qu’il a tant haïe, et le tour aurait été joué. La fusion matérielle inespérée entre la chair et le sol, le retour de l’enfant prodigue d’une Algérie à tout jamais disparue.

Il n’y a rien à dire. Autant les artistes et les écrivains se subliment à travers leurs créations autant ils semblent gauches, puérils voire insignifiants lorsqu’ils prennent la défense de l’un des leurs. L’affaire Polanski a été très éloquente à ce sujet.

L’erreur, en fait, est de confondre l’œuvre et l’homme. Cela a pour conséquence de  pardonner ou de justifier les actes et les positions du second sous le fallacieux prétexte de la grandeur de la première. Et, trop souvent, l’œuvre est bien plus grande que l’homme.

La relation entre Camus et l'Algérie revendicatrice est perplexe et ambiguë, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle déchaîne de vives passions, anime de houleux débats et occupe régulièrement les premières loges dans la presse [2].

Certains ont avancé que le mutisme de l’auteur de « L’étranger » sur le sort de la décolonisation de l’Algérie est dû à une certaine pudeur plutôt qu’à une faiblesse : « Tout ce qu’il écrit dans les journaux, depuis 1941, où il perçoit aussitôt la lâcheté sénile du régime de Vichy avant de s’engager deux ans plus tard dans la Résistance active, jusqu’à la tragédie algérienne, où il finit par se taire par désespoir et pudeur plutôt que par faiblesse» [3]. Comment peut-on oser parler de pudeur lorsqu’il s’agit de l’Algérie alors qu’il faisait preuve d’une verve intarissable pour d'autres causes? Comment expliquer le discours du 22 janvier 1958 « dans lequel Albert Camus proclame avec chaleur, et surtout sans équivoque, son attachement à Israël » [4] alors que la guerre de décolonisation algérienne battait son plein? Voici la transcription d’une partie de ce discours :

« Ce sont mes amis d’Israël, de l’exemplaire Israël, qu’on veut détruire sous l’alibi commode de l’anticolonialisme mais dont nous défendrons le droit de vivre, nous qui avons été témoins du massacre de ces millions de Juifs et qui trouvons juste et bon que leurs fils créent la patrie que nous n’avons pas su leur donner » [5].

 

Pour écouter Camus parler d'Israël:

 

Comment peut-on être témoin du massacre des Juifs et être amnésique au sort des Arabes exterminés, dix ans plus tôt, à Deir Yassine par d’autres Juifs? Comment peut-on trouver juste et bon la colonisation d’une Terre? Pourquoi être aussi grandiloquent pour cette cause et rester muet comme une carpe pour celle de l’Algérie?

La réponse est simple. Un arabe (au sens colonial du terme, c'est-à-dire l’indigène, l'autochtone) est colonisable. Un arabe est « assassinable ». Meursault, le personnage du roman « L’étranger », en est la preuve tangible. Il n’a pas seulement tué un Arabe parce qu’il faisait chaud, il a tué tous les Arabes qui vivaient à Oran et qui auraient dû apparaître dans « La Peste ». Et puis, Meursault n’est pas mort. Bien au contraire, il n’a jamais été aussi vivant. En Israël, il a pris le pseudonyme de Julien Soufir qui a choisi au hasard un chauffeur de taxi arabe de Jérusalem, l’invita chez lui à prendre un café, lui administra 24 coups de couteaux et lui trancha la gorge. Questionné sur son acte barbare (perpétré en 2007), il avoua tout naturellement : « je n'ai rien ressenti, c’était comme si j’abattais un animal parce qu’un animal n’a pas d’âme » [6]. Ailleurs en Occident, Meursault a pris les pseudonymes de chefs de certains partis politiques d’extrême-droite, de philosophes endimanchés ou de chroniqueurs cathodiques omniprésents et omniscients. Meursault, c’est aussi bien l’éloge de la suprématie d’une race que la revendication du mépris de l'autre.

L’œuvre romanesque de Camus est indéniablement riche et il n’y a aucun doute sur sa pérennité puisqu’elle s’est méritée le prix Nobel. Elle doit être connue par les Algériens et tous les citoyens du monde friands de littérature. On doit lui consacrer des colloques, des symposiums et des conférences. Mais vouloir plaider, voire imposer l’algérianité de Camus et la rapatrier dans une caravane emblématique mérite réflexion. Et si des personnes ont des objections sérieuses sur la question, elles ont le droit de s’exprimer. La dictature des « bien-pensants », l’hégémonie d’une virtuelle grandeur d’âme et le monopole de la vérité est loin d’être l’apanage des vrais intellectuels. À la moindre objection, ceux-là même qui se targuent d’être ouverts à la  discussion usent à profusion de quolibets, de formules à l’emporte-pièce et de grossièretés. Ils s’attribuent une ascendance seigneuriale, diabolisent ceux qui osent les déranger dans leur « mission divine » en les affublant de noms d’oiseaux et en leur interdisant le droit de penser. Ces donneurs de leçons devraient plutôt donner l’exemple et être à la hauteur de ce qu’ils prônent dans leurs romans.

Camus est probablement un Algérien, mais d’une Algérie qui a disparu le 5 juillet 1962.

 


Références

1-     L’Expression. (Page consultée le 19 mars 2010). Yasmina Khadra « J’ai horreur de la manipulation », [En Ligne]. Adresse URL: http://www.lexpressiondz.com/article/3/2010-03-04/73731.html

2-     Une excellente étude sur la question intitulée « Camus dans la presse algérienne des années 1985-2005 » peut être téléchargée de l'adresse URL suivante : http://www.christianeachour.net/Thematique%20albert%20camus.php

3-     Libération.fr. (Page consultée le 19 mars 2010). Camus, l’homme bien révolté, [En Ligne]. Adresse URL: http://www.liberation.fr/culture/0101604221-camus-l-homme-bien-revolte

4-     Phrase provenant du site sioniste militant (textuellement revendiqué dans le site) « CONNEC’SION » où il est possible d’écouter l’enregistrement audio du discours d’Albert Camus (voir référence suivante pour l'adresse URL).

5-     CONNEC’SION. (Page consultée le 19 mars 2010). Albert Camus à ses amis d'Israël, [En Ligne]. Adresse URL:  http://www.connec-sion.com/Albert-Camus-a-ses-amis-d-Israel_a532.html

6-     Haaretz.com. (Page consultée le 19 mars 2010). All he did was kill an Arab, [En Ligne]. Adresse URL: http://www.haaretz.com/hasen/spages/1077636.html



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Commentaires:

1- Auteur inconnu:

Enfin ! Voila un article en peu de mots révèle la grande vérité. J’ai lu les romans de ce monsieur, beaucoup beaucoup d’articles et même une thèse de doctorat qui disent la chose et son contraire, des interprétations différentes sur la position « coloniale » ou « anti-coloniale » de ce romancier. C’est seulement dans l’instant en lisant cet article que je découvre cette information. Camus donne son soutient inconditionnel à l’État d’Israël sans se poser les questions sur la légitimité de cet État ni les massacres qu’il a commis à Deir Yassine et les autres villages Palestiniens. Merci Merci pour l’article. Je vois maintenant clairement de quel camp était l’auteur de la « peste » !

2- Voir les commentaires sur le site "Le quotidien d'Algérie".

3- Voir les commentaires sur le site "Hoggar"

Hoggar.com

 


Cet article a fait l'objet d'une recension dans le livre:

"Quand les Algériens lisent Camus"


 

 

Mise à jour le Vendredi, 01 Juillet 2022 10:12