L’enseignant, entre être et avoir

Jeudi, 27 Septembre 2007 00:00 Ahmed Bensaada
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L’enseignant médiocre raconte, le bon enseignant explique, le très bon enseignant démontre. L’excellent enseignant, lui, inspire.
(William Arthur Ward)

 

La réelle désaffection populaire à l’égard de la profession d’enseignant à travers le monde est plus qu’inquiétante. On a beau clamer qu’elle est « le plus beau métier du monde », cette fonction, contrairement aux temps jadis, n’attire pas foule. Vous n’avez qu’à poser la question à une classe de jeunes en âge de choisir leurs profils de carrière et vous constaterez qu’ils n’y feront guère allusion. Les raisons sont multiples mais peuvent se résumer en deux mots : manque de respect et de valorisation. Le problème est si sérieux que des organismes internationaux en ont fait leur cheval de bataille.

Déjà, en 2003, un article intitulé : « Où sont passés tous les enseignants ? La crise silencieuse » paraissant dans la revue Prospect de l’Unesco, s’inquiétait : « Une crise silencieuse menace les familles du monde entier : la pénurie toujours plus grande, au niveau mondial, d’enseignants qualifiés et disponibles pour enseigner les générations d’enfants présentes et futures. Si peu de pays, riches ou pauvres, sont épargnés par ce phénomène, les pays en développement sont les plus durement touchés. » [1].

Se basant sur l’expérience de 25 pays, l’OCDE a publié, en 2005, un rapport portant le titre évocateur : « Le rôle crucial des enseignants : Attirer, former et retenir des enseignants de qualité » [2]. On peut y lire que: « si une carrière dans l’enseignement est dénuée d’attrait et si l’enseignement ne change pas fondamentalement, le risque de déclin de la qualité de la scolarité est réel, et un effet de spirale vers le bas serait difficile à inverser ».

En 2006, en pleine campagne électorale, le ministre français actuel de l’éducation, M. Xavier Darcos, remettait un rapport sur « la situation morale et matérielle des professeurs de France » [3]. Il y mentionne qu’il a « été frappé du climat de lassitude, de démobilisation et d’aigreur qui règne au sein des diverses fédérations d’enseignants, tous bords confondus. A tort ou à raison, elles considèrent que le métier s’est dégradé ».

Conscient du rôle prépondérant des enseignants dans le monde de l’éducation et dans la formation des générations futures, le président Sarkozy adressa un manifeste de 31 pages à tous les éducateurs de France, le 4 septembre dernier, veille de la rentrée scolaire 2007/2008.  Il y mentionne que « la Nation vous doit une reconnaissance plus grande, de meilleures perspectives de carrière, un meilleur niveau de vie, de meilleures conditions de travail. Jadis l'instituteur, le professeur avaient une place reconnue dans la société parce que la République était fière de son école et de ceux auxquels elle en avait confié la charge. L'instituteur, le professeur était fier de son métier, fier de servir la République et une certaine idée de l'Homme et du progrès » [4].

La recherche des candidats susceptibles d’occuper brillamment les postes d’enseignants n’est pas une mince affaire. Mais même quand ils décident d’épouser la fonction, on remarque un taux très élevé d’abandon de la fonction dans les premières années de travail. Ainsi, aux États-Unis et au Québec, 25% des nouveaux enseignants quittent l’enseignement dans les cinq premières années [5,6]. Ce taux atteint 30 % en Saskatchewan et même 50% dans certaines villes américaines.

La dévalorisation de l’enseignant s’est accompagnée d’une redéfinition de la profession. Au gré des réformes, il est devenu professeur, éducateur, instructeur, accompagnateur ou même mentor. La profession n’attirant pas les meilleurs étudiants, on assiste à un nivellement par le bas des compétences professionnelles. Le cercle vicieux aidant, le problème ne peut que s’aggraver.

Mais quelle est la situation en Algérie? Même si la problématique est spécifique à notre pays, elle ne peut être complètement déconnectée de ce qui se passe dans le monde. Sur certains aspects, elle peut même être pire.

On pouvait lire, récemment, dans les colonnes d’un quotidien algérien que « le processus d’algérianisation des contenus et des programmes pédagogiques et du personnel enseignant a été très rapide et a obéi beaucoup plus à une logique politique qu’à une nécessaire action planifiée et programmée. Ce qui a eu pour conséquence de produire un personnel déqualifié”. Ce processus (…) a fortement contribué à une baisse sensible de la qualité de l’enseignement, du niveau scolaire des élèves et aussi à une forte dévalorisation de l’instance scolaire dans la société » [7].

Comment peut-on rechercher le meilleur mécanicien lorsque notre voiture a un problème et se suffire d’un enseignant dont la compétence est douteuse lorsqu’il s’agit de nos enfants, c’est à dire de notre bien le plus précieux?

Les problèmes que vit l’Algérie (et à fortiori l’algérien) d’aujourd’hui  sont tellement inextricables et complexes que seule l’éducation peut prétendre en venir à bout. L’investissement le plus important doit se faire dans l’humain. Les expériences douloureuses qui parsèment l’histoire de notre peuple en sont les meilleures leçons.

La revalorisation de l’enseignant et de l’enseignement ne doit pas être qu’un vœu pieux. Elle est la condition sine qua non de la paix, de la justice et de la prospérité futures de notre pays. Les enseignants ont tout d’abord besoin de respect : celui des élèves, des parents et de la société en général. Ils ont besoin aussi de valorisation : de leurs supérieurs, de la hiérarchie et du législateur.

Les enseignants sont nos vrais « soldats » : ils se doivent de combattre l’ignorance, l’extrémisme, la saleté, la laideur, la corruption, le gain facile, l’incivilité et l’impolitesse. Ils doivent inculquer à nos enfants l’amour du beau, du licite, du propre et du juste. Ils sont tenus à la formation d’un citoyen responsable, compétent, autonome et respectueux de soi, d’autrui et de l’environnement. Un citoyen qui choisit la discussion constructive comme modèle de résolution de conflits et rejette la confrontation belliqueuse.

Pour cela, nos enseignants ont besoin d’être choisis parmi les meilleurs d’entre nous, formés adéquatement selon les méthodes les plus modernes et les plus efficaces. Le niveau d’instruction minimal pour enseigner dans un établissement scolaire quelconque doit être Bac+3. Il est temps de profiter de la mauvaise fortune de certains de nos bons étudiants qui, avec un bac +4 ou un bac +6, sont contraints à vivre un chômage précoce et injuste. Il faut encourager ceux pour qui l’enseignement est un fardeau et une peine quotidienne à quitter le milieu de l’éducation avec des incitatifs alléchants.

Les conditions pécuniaires des enseignants doivent  être sérieusement revues à la hausse pour éviter la « clochardisation » de la profession. Cette inexorable dégradation de l’image du professeur commence par la généralisation des cours privés, de la marchandisation d’un savoir qui aurait dû être dispensé au sein des établissements scolaires. J’ai ouie dire que certains enseignants, au lieu de répondre aux questions de leurs élèves, leur suggèrent de venir prendre des cours privés chez eux pour « mieux comprendre la matière » (sic). Avec un salaire décent, les professeurs pourront vivre dignement et se consacrer à leur noble mission. Ils pourront alors se passer des livres scolaires que le ministère a gracieusement mis à la disposition de leurs enfants.

Outre la formation initiale des enseignants qui doit leur permettre de relever les multiples défis éducatifs,  la formation continue doit être réelle, régulière et focalisée sur des besoins pédagogiques ciblés par les enseignants eux-mêmes. Au Québec, par exemple, le corps enseignant dispose, annuellement, de 18 journées dites pédagogiques pour les rencontres entre les collègues ou la participation à des formations et des colloques. Pendant ces journées de semaine, les établissements  sont ouverts pour le personnel, mais les élèves sont en congé.

Il est primordial d’encourager le développement de pratiques pédagogiques novatrices et de matériel didactique de qualité. La formation par les pairs au sein de groupes d’entraide et d’associations pédagogiques disciplinaires [8] est un outil de choix pour le partage et la concertation. Il va sans dire que l’isolement des enseignants est néfaste à leur progression professionnelle.

La continuité de la formation peut être rendue effective par le biais de sites Web ou de portails éducatifs développés par les associations pédagogiques, les établissements scolaires ou les groupes d’entraide. Ce moyen permet de mettre en commun des documents pédagogiques, des plans de cours, des situations d’apprentissage ou des évaluations sur le plan local, régional, national et même international.

L’instauration, par le ministère de tutelle, d’un colloque national disciplinaire sous la supervision des associations mentionnées précédemment permettrait aux professionnels de l’enseignement de mieux se connaître et de partager leurs compétences à une plus grande échelle. Les actes du colloque seraient publiés dans une revue pédagogique ministérielle distribuée à travers le territoire national.

La valorisation d’une profession passe nécessairement par la reconnaissance du travail accompli, de l’engagement et du dépassement professionnel. La création de prix régionaux et nationaux soulignant le travail hors du commun de certains enseignants est une mesure qui aura pour effet de redorer le blason de cette profession qui en a si besoin.

À l’échelle individuelle, le comportement de l’enseignant doit être exemplaire à tous les points de vue. Il doit adhérer aux valeurs qu’il inculque aux jeunes. Il n’y a pas de place pour les fraudeurs, les corrupteurs et les corrompus au sein de la maison Éducation.

À ce sujet, il est navrant d’entendre des rumeurs de fraude entacher la sérénité des examens de passage [9]. Certains élèves ont même sacralisé la fraude en lui consacrant des vers du style : men nakala intakala (celui qui fraude en copiant, passe son année). Cette « maladie » est tellement ancrée dans les mœurs estudiantines que même certains étudiants qui viennent poursuivre leurs études au Québec en font usage. Le taux de fraude dans la communauté algérienne et maghrébine était si élevé dans son établissement que le doyen de la Faculté des sciences de l’éducation d’une université montréalaise, où je travaillais il y a de cela quelques années, m’a demandé…si la fraude était permise dans notre pays!

La valorisation de l’enseignant ne se fait pas uniquement par le biais de la reconnaissance de ses droits et de l’amélioration de ses conditions de travail. Elle passe aussi par son aptitude à honorer ses devoirs et ses responsabilités. En réponse à un de mes derniers articles, mon collègue K. Ben-Naoum a, à cet effet, soulevé le problème de la durée de l’année scolaire et du volume horaire pédagogique annuel dispensé aux élèves: « Dès le début du mois de mai, nos élèves sont «libérés» de leurs établissements (…) cela représente aussi deux mois d’étude en moins » [10].

À titre de comparaison, l’année scolaire 2007/2008 a commencé pour les élèves du Québec le 28 août 2007 et se terminera le 20 juin 2008, pour un total de 182 jours de classe et 900 heures de cours. Les enseignants, quant à eux, travaillent 200 jours annuellement. Ce volume horaire annuel est de 958h pour la France, 980h pour l’Italie, 861h pour l’Angleterre et 810h pour l’Espagne.

À titre personnel, les enseignants doivent continuellement s’instruire de peur d’être dépassé par leurs élèves, surtout dans le domaine des TIC. Il est inconcevable de constater que certains professeurs ne lisent jamais et que leurs connaissances générales sont très limitées. Comment alors de telles personnes peuvent-elles inculquer la passion de la lecture ou l’amour du savoir?

Celui qui a la prétention d'enseigner ne doit jamais cesser d'apprendre ( John Cotton Dana).

Le monde de l’éducation a ça d’étrange que même dans les conditions professionnelles  les plus difficiles, on rencontre encore des enseignants passionnés, fougueux et dynamiques qui se battent contre vents et marais pour le bien de leurs élèves. Il en existe encore en Algérie. J’ai eu le plaisir d’en rencontrer.

Bonne rentrée scolaire à toutes et à tous.


Références:

  1. Halperin, Richard; Ratteree, Bill. « Où sont passés tous les enseignants? La crise silencieuse », Prospects: quarterly review of comparative education; XXXIII, 2, juin 2003; p. 133-138.
  2. OCDE. (Page consultée le 12 septembre 2007).  Le rôle crucial des enseignants: Attirer, former et retenir des enseignants de qualité - Rapport Final, [En Ligne]. Adresse URL: http://www.oecd.org/document/59/0,3343,fr_2649_33723_36221243_1_1_1_1,00.html
  3. Ce rapport peut être téléchargé de l’adresse URL suivante : http://www.lalettredeleducation.fr/L-entourage-de-Nicolas-Sarkozy.html
  4. Cette lettre peut être téléchargée de l’adresse URL suivante : http://www.snuipp.fr/spip.php?article4783
  5. Ordre des Enseignantes et des enseignants de l’Ontario, (Page consultée le 14 septembre 2007).  Transition vers l’enseignement : l’Ordre étudie le plan 
    de carrière des nouveaux enseignants
    , [En Ligne]. Adresse URL: http://www.oct.ca/publications/pour_parler_profession/septembre_2001/blue4.asp
  6. Infobourg, (Page consultée le 14 septembre 2007).  Entretien avec Gilbert Richer: Où va le système éducatif? [En Ligne]. Adresse URL: http://www.infobourg.com/sections/editorial/editorial.php?id=10146
  7. Oussad, Said. 2007. « Les redoublants constituent 15% de la population scolarisée». Liberté, 15 septembre, p. 6.
  8. Ce sont des associations d’enseignants qui enseignent la même matière. Pour les enseignants de mathématiques, ce serait : Association des Enseignants de Mathématiques de la wilaya d’Oran, par exemple.
  9. Voir, à titre d’exemple, ce récent article : Dahou, Mokhtar. 2007. « Notre système scolaire enfin sur la bonne voie ? ». Le Quotidien d’Oran, 17 septembre, p. 7.
  10. Ben-Naoum, Kouider. 2007. « Examen dites-vous? ». Le Quotidien d’Oran, 22 août, p. 7.